7 juin 2014

Il y a 50 ans, le 30 mai 1964 : drame à Indianapolis (suite)

Durant “carb day”, le jeudi précédant la course, Jim Clark resta plusieurs tours dans le sillage de la Thompson “Sears Allstate Special” de Dave MacDonald, également propulsée par un moteur Ford V8. Il remarqua le comportement instable de la voiture, et s’en alarma. En rentrant aux stands, il vint voir MacDonald et lui dit : « get out of that car, mate, just walk away. »

René Fiévet

(IndianIndianapolis 1964 : Dave MacDonald et Mickey Thompson (source : davemacdonald.net).)

2ème partie : « Get out of that car, mate, just walk away»

Il n’est pas exagéré de dire que Mickey Thompson fut un peu le Colin Chapman des circuits américains des années 50 et 60. “A legend”, “an American hero”, tellement populaire dans le monde de la course américaine qu’on ne l’appelait plus que par son surnom, “Mickey”. Un pilote-constructeur brillant, inventif, mais avec une tendance à aller au-delà des limites acceptées par l’état de l’art, parfois au détriment de la sécurité. Un peu comme Colin Chapman, d’ailleurs. Mais il ne faut pas pousser la comparaison trop loin : entre ces deux icônes du sport automobile, il y a toute la différence qui peut exister entre le brillant ingénieur, maîtrisant son savoir, aux intuitions parfois géniales, mais toujours guidé par la raison, et le “self made man”, parti de rien, sans bagage académique, mais inventeur compulsif, enthousiaste forcené, motivé par un formidable esprit de compétition. Il serait trop long de retracer les multiples réalisations de “Mickey” à partir du début des années 50, quand il commença sa carrière dans les dragsters, un sport qu’il découvrit alors qu’il était pigiste au L. A. Times. Parmi ses inventions les plus notables, il y a le dragster “slingshot” (“lance-pierres”) en 1954, par lequel il révolutionna ce sport en situant tout le poids du véhicule, c’est à dire le moteur mais aussi le conducteur, au niveau des roues motrices. Et puis, il y a aussi le record de vitesse en 1960 à Bonneville sur le “Challenger”, par lequel il devint le premier américain à franchir le cap des 400 miles. Mickey Thompson était un compétiteur né, jamais rassasié, qui gagna d’innombrables courses, remporta des records, toujours sur des engins de sa propre construction. Sans cesse à la recherche d’un défi à relever, il était inévitable qu’il en vint à s’intéresser aux 500 Miles d’Indianapolis [1].

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La Thompson-Buick de Chuck Daig en 1962. Conçue par John Crosthwaite, la voiture ne peut vraiment pas renier sa filiation avec la Cooper de Brabham en 1961(source : forix.com).

La première fois qu’il vint à Indianapolis avec une voiture de sa construction, ce fut en 1962. L’année précédente, la Cooper de Jack Brabham, avec son moteur central, avait fait forte impression : 13ème temps aux essais, et 9ème place à l’issue de la course. Pour Mickey Thompson, toujours en quête de nouveauté, et à la recherche du “edge” technologique qui est la marque des grands compétiteurs, c’était la voie à suivre. Il engagea deux voitures à moteur arrière, conçues par l’excellent ingénieur anglais John Crosthwaite [2], inspirées du châssis Cooper de l’année précédente et propulsées par un moteur V8 Buick de 4.2 litres. Les pilotes étaient Chuck Daigh et le “rookie” Dan Gurney. Seul ce dernier parvint à se qualifier, avec la 8ème position sur la grille. En dépit d’un abandon prématuré, la démonstration avait été plus qu’honorable, et Dan Gurney s’était déclaré enchanté de sa collaboration avec Mickey Thompson.

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Les premiers essais de la voiture de 1963 à Riverside avec Graham Hill. La voiture est déjà très différente de celle de l’année précédente, très plate avec des pneus larges et de petite taille, ce qui lui a valu le surnom de “rollerskate”. L’ingénieur John Crosthwaite est à droite, penché sur le moteur (source : thompson-motorsports.com).

En 1963, il engagea trois voitures, toujours propulsées par le moteur Buick de 4.2 litres, qu’il avait chaussées de pneus de taille réduite (12 pouces). Les voitures étaient tellement basses et plates, avec leurs pneus réduits et larges, qu’on les avait immédiatement surnommées “rollerskates”. Graham Hill testa la voiture, mais refusa finalement de la conduire pour Indianapolis, car ses engagements européens ne lui permettaient pas de s’entraîner suffisamment. Masten Gregory ne parvint pas à la qualifier. Seule Duane Carter réussit à tirer son épingle du jeu, avec une qualification en 15ème position sur la grille. Mais il ne dépassa pas la mi-course.

Pour la course de 1964, les pneus de 12 pouces avaient été interdits [3], et Mickey Thompson dut chausser ses voitures avec des pneus de 15 pouces, la voiture étant cette fois-ci propulsée par un moteur Ford. Le changement dans la taille des pneus avait déplacé le centre de gravité de la voiture, et dès les essais de novembre 1963 sur le Speedway, Mickey Thompson prit la mesure de l’ampleur du problème. La voiture était lente, et surtout ne tenait pas la route. A ce moment, John Crosthwaite ne faisait plus partie de l’équipe (qu’il avait quittée en juillet 1963 pour rejoindre l’équipe Holman Moody), et il semble que la conception de la voiture fut prise en charge par Mickey Thompson et son adjoint Paul Nicolini [4].

Quelles modifications furent effectuées par la suite pour adapter la voiture aux nouveaux pneus ? On ne le sait pas avec précision. Le meilleur témoignage est sans doute celui de Peter Bryant, mécanicien anglais, fort de plusieurs années d’expérience en Formule 1, qui immigra aux Etats-Unis en avril 1964 pour rejoindre l’équipe de Mickey Thompson, juste avant la course des 500 Miles[5]. Dans sa biographie de Mickey Thompson, Erik Arneson cite les propos peu flatteurs de Peter Bryant à propos de la voiture : « c’est la voiture la plus merdique sur laquelle il m’a jamais été donné de travailler. Le manque de rigidité du châssis était catastrophique, et le dessin des suspensions était complètement raté. [6] » Mais surtout, Peter Bryant a écrit un livre, Can Am Challenger, dans lequel il ne consacre pas moins de trois chapitres aux 500 Miles d’Indianapolis de 1964. Ce qui constitue probablement le témoignage le plus complet sur ce qui se passa au sein de l’équipe de Mickey Thompson au cours de ce mois de mai [7].

Quant il vit la voiture pour la première fois, Peter Bryant fut immédiatement intrigué. Il s’agissait d’un châssis très simple, avec un énorme moteur V8 dans le dos, et il y avait une vessie de carburant, d’une contenance d’environ 44 gallons, située dans la partie gauche du châssis. Non pas que la technique lui fut inconnue : il avait vu la même chose en formule 1, notamment sur la Lola conçue en 1962 par Eric Broadley, mais – chose qu’il n’avait encore jamais vue – aucune infrastructure de châssis ne protégeait cette vessie en cas de choc. Elle était posée sur une plaque en magnésium et épousait, pour ainsi dire, la forme de la carrosserie en fibre de verre, à l’intérieur de laquelle elle se lovait. Le seul point d’ancrage de la vessie était l’orifice d’entrée du carburant, qui lui-même était fixé sur le longeron intérieur avec un tube d’acier et un petit crochet. Le tout était arrimé par deux sangles en acier fixées au longeron supérieur [8]. Il ne put réprimer un sentiment d’inquiétude, tant l’ensemble lui paraissait d’une extrême vulnérabilité en cas de choc.

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Un croquis de la Thompson-Ford, mettant en évidence la vessie de carburant dans la partie gauche de la voiture (source : The Nostalgia Forum – 20 octobre 2011).

Mais Peter Bryant n’était pas au bout de ses surprises. « Plus étrange encore, il y avait un bras coudé fixé au pignon de direction à la sortie de la boîte de crémaillère. Ce bras était relié à un autre bras coudé qui, à son tour, était relié à une tige qui parcourait le bas du flanc droit de la voiture jusqu’à un troisième bras coudé. Lequel était relié à un joint en rotule situé près de la roue arrière droite, au niveau du triangle de suspension. Cette voiture avait une roue arrière droite directionnelle ![9] » Mickey Thompson lui expliqua qu’il voulait tester cette invention pour voir si cela améliorait le comportement de la voiture dans les virages. Quand le pilote tournait le volant vers la gauche (comme c’est toujours le cas à Indianapolis), la roue arrière droite obliquait vers la droite. Peter Bryant n’arrivait pas à comprendre la logique du procédé : « je me disais qu’à partir du moment où le pilote tournait le volant pour inscrire la voiture dans la bonne direction, je ne voyais pas à quoi pouvait servir un procédé qui accentuait encore le mouvement du volant. »

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Peter Bryant (1938–2009) : un “cockney” à Indianapolis. En 1963 (à gauche), dans l’équipe Lola, lors des Tasman Series, et en 1970 (avec Jackie Oliver), à la course CANAM de Laguna (source : bullpublishing.com).

Par ailleurs, sans même l’avoir vue rouler, Peter Bryant indiqua immédiatement à Mickey Thompson que la voiture allait souffrir du manque de rigidité du châssis ; et quand on essaierait d’accroître la rigidité de l’ensemble châssis-suspensions, l’extrémité avant ne serait plus au diapason avec l’extrémité arrière : « le châssis était tellement flexible que si vous teniez de façon ferme l’extrémité arrière, vous pouviez tordre l’extrémité avant avec un manche à balai en bois. » Dans un premier temps, il obtint de Mickey Thompson de déconnecter le système directionnel de la roue arrière droite, qui lui paraissait complètement dément [10]. Mais pour le reste, il était trop tard : trois voitures allaient partir pour Indianapolis (deux avec un châssis en acier, la troisième avec un châssis en titane), et c’est sur place qu’il faudrait faire les changements nécessaires. L’objectif était de qualifier deux voitures, et Masten Gregory serait le deuxième pilote de l’équipe.

Les premiers essais à Indianapolis furent immédiatement catastrophiques. A haute vitesse, dans la ligne droite, l’avant de la voiture se soulevait. « La direction était si légère que je n’avais aucun contrôle, » raconta Masten Gregory. Peter Bryant diagnostiqua immédiatement un phénomène de “bump-steering” [11]. « Bump-steering ? C’est quoi ça ? » lui demanda Mickey Thompson, qui n’avait jamais été confronté à ce genre de problème. L’équipe se mit fiévreusement au travail. Peter Bryant mesura la modification du parallélisme des roues en réaction aux sollicitations du volant, et il fut horrifié par le résultat : toute rotation d’un pouce de l’arbre de direction se traduisait par un écartement des roues de un pouce. Il en arrivait à se demander comment les pilotes pouvaient tenir la voiture en ligne droite. Il déplaça la crémaillère de direction et put ainsi supprimer complètement le “bump-steering”. Dans le même temps, on procéda à une ouverture dans le capot pour mieux évacuer l’air et diminuer l’effet de soulèvement de l’avant de la voiture en ligne droite. Le lendemain, les pilotes trouvèrent le comportement de la voiture amélioré. Ce qui n’empêcha pas Masten Gregory de sortir violemment de la piste sur la voiture avec le châssis en titane. La voiture fut complètement détruite. Il ne fut pas gravement blessé, mais se plaignit néanmoins amèrement du comportement de la voiture. Il se fâcha avec Mickey Thompson, et claqua la porte de l’équipe. L’accident lui avait fait vraiment peur, et il s’en ouvrit à Jack Brabham, en lui disant que c’était la voiture la plus dangereuse qu’il avait jamais conduite. Ce dernier en conclut que l’affaire était sérieuse : il connaissait bien le pilote américain, qui avait été son coéquipier chez Cooper en 1959, et il savait qu’il en fallait beaucoup – vraiment beaucoup – pour faire peur à Masten Gregory.

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Masten Gregory après son accident aux essais. On remarque que le carénage des roues avant n’a pas encore été enlevé (source : davemacdonald.com).

Il fallait donc régler ces problèmes aérodynamiques. On fixa sur la carrosserie des fils de coton et on prit des photos de la voiture dans la ligne droite avec un gros téléobjectif. Il s’agissait d’évaluer les mouvements d’air en examinant la direction prise par les fils de coton. La situation était grave : la voiture ne dépassait pas les 147 miles/heure au tour, alors que Foyt, sur son roadster, atteignait les 157 miles/heure. Il fallait faire quelque chose avant les qualifications du 16 mai. Dès le début, Peter Bryant avait proposé des modifications au dessin des suspensions, mais Mickey Thompson avait considéré que c’était trop tard. Cette fois-ci, Mickey Thompson se ravisa et demanda à Peter Bryant s’il était encore possible de faire quelque chose. « Oui, lui répondit ce dernier, si je reçois les pièces à temps. Je me mets tout de suite au travail, pour modifier la géométrie des suspensions. » Il restait seulement trois jours pour être prêt pour les essais qualificatifs du samedi.

Et toute l’équipe se remit à nouveau au travail. Peter Bryant allongea les bras de suspension et modifia leur cambrure à moins d’un demi-degré pour chaque déplacement vertical d’un pouce. Il modifia aussi la géométrie des suspensions arrière. En conséquence de cela, il lui fallut modifier les ressorts de suspension. Par ailleurs, pour rigidifier le châssis, il installa des tubes de renfort en acier. Dans le même temps l’équipe fixait des panneaux d’aluminium entre les tubulures, également pour renforcer la rigidité du châssis. Enfin, modification la plus visible, on supprima le carénage supérieur des roues avant pour mieux faire passer l’air et réduire l’effet de déportance négative en ligne droite. Ils travaillèrent jours et nuits, sans aucune interruption, jusqu’à épuisement [12].

Le samedi 16 mai, c’est une voiture bien différente qui repart pour les essais. Et les temps au tour s’en ressentent. Alors que la voiture ne dépassait pas les 147 miles/heure en début de semaine, elle atteignait maintenant les 155 miles/heure. Un large sourire barrait le visage de Mickey Thompson. Toutefois, la température des pneus indiquait qu’il y avait encore du travail de mise au point ; par ailleurs, Dave MacDonald se plaignait de sous virage, et pensait qu’il pouvait atteindre les 160 miles/heure si on y remédiait.

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La traditionnelle photo d’après qualifications. De gauche à droite : Peter Bryant, Mickey Thompson et Paul Nicolini. Dave MacDonald est au volant (source : racingnation.com).

Le lendemain, Dave MacDonald se qualifia aisément, avec une moyenne de 151 miles/heure. C’était le 14ème temps, ce qui en faisait le deuxième meilleur “rookie”, derrière Walt Hansgen. Pour remplacer Masten Gregory sur la deuxième voiture, on fit appel à un pilote expérimenté et très sûr, Eddie Johnson. Celui–ci se qualifia également lors du deuxième weekend de qualifications, en 24ème position mais avec une moyenne encore supérieure à celle de Dave MacDonald, ce qui était très encourageant pour l’équipe [13]. Néanmoins, tout n’était pas réglé, la voiture restait instable et Eddie Johnson, lui aussi, était sorti de la piste et avait endommagé la voiture. Il n’en reste pas moins que l’ambiance était au beau fixe. Tout le monde avait conscience d’avoir bien travaillé, notamment Peter Bryant qui avait le sentiment d’avoir gagné ses galons auprès de son nouveau patron.

L’optimisme étant revenu, on fit même appel à nouveau à Masten Gregory, qui était disponible, pour voir s’il pouvait qualifier la troisième voiture (la voiture en titane qu’il avait détruite au début du mois et qui avait été reconstruite) lors de la toute dernière séance d’essais qualificatifs, le dimanche 23 mai. En dépit de sa brouille avec Mickey Thompson, celui-ci accepta mais ne put qualifier la voiture, réalisant toutefois le 35ème temps, ce qui faisait de lui le 2ème substitut en cas de désistement de concurrents avant la course (au total, 61 voitures avaient participé aux essais qualificatifs). Mickey Thompson était soulagé, notamment à l’égard de Ford qui lui avait livré 5 moteurs : il avait qualifié les deux voitures qu’il avait engagées, et n’était pas loin d’en avoir qualifié une troisième. “Mission accomplished”, pouvait-il se dire.

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Ces trois images témoignent des transformations qui furent apportées successivement à la voiture. Tout en haut, la voiture telle qu’elle apparut au début du mois de mai. Au milieu, quelques jours plus tard, une ouverture a été pratiquée sur le capot pour faciliter l’évacuation d’air et diminuer l’effet de déportance négative. Enfin, la voiture telle qu’elle apparut pour la séance qualificative du 16 mai : le carénage supérieur des roues avant a été supprimé et l’entrée d’air a été rétrécie. Encore ne s’agit-il que de la partie émergée de l’iceberg des multiples modifications qui furent apportées au véhicule (source : davemacdonald.net).

Le jeudi précédant la course est traditionnellement “ carb day” (“carburation day”) [14]. Il s’agit d’une séance d’essais destinée à vérifier que tout est en ordre et surtout à tester la voiture à pleine charge de carburant, telle qu’elle sera au moment du départ. Cette séance d’essais est restée à ce jour chargée de mystère, car on ne sait pas trop ce qui se passa ce jour là dans l’équipe de Mickey Thompson. Il semblerait, selon certains, que l’équipe ait profité de cette dernière séance pour tester de nouvelles modifications. Et, circonstance aggravante, à aucun moment Dave MacDonald n’aurait été mis en piste avec le plein d’essence. En d’autres termes, il aurait pris le départ le samedi 30 mai sans connaître le comportement de sa voiture à pleine charge. A ce jour, on ne connaît toujours pas la vérité, mais on sait toutefois un certain nombre de choses avec certitude.

Tout d’abord, ce “carb day” était crucial pour l’équipe car Ford avait décidé de changer de carburant, pour passer du méthanol à l’essence (“gasoline”) sur tous les moteurs des voitures qui étaient engagées. Le méthanol assurait de meilleures performances au moteur, d’où son emploi pendant les qualifications. En revanche, l’essence permettait une meilleure consommation, ce qui laissait la possibilité soit d’éviter l’arrêt ravitaillement durant la course (si l’usure des pneus le permettait), soit d’emporter une moindre charge de carburant, et donc d’améliorer la performance tout en ménageant les pneus : c’était peut-être ce qui ferait la différence entre le succès et l’échec. Durant ce “carb day” l’équipe fut absorbée à régler le système d’injection Hilborn pour l’ajuster au nouveau type de carburant. Mais pour le reste, rien à signaler apparemment, selon les dires de Peter Bryant, et Dave MacDonald se déclara satisfait du comportement général de la voiture.

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Jim Clark, Dave MacDonald et Dan Gurney autour de la Sears Allstate Special. Nous sommes encore au début du mois de mai 1964, car le carénage supérieur des roues avant n’a pas encore été enlevé (source : Wikipedia).

Mais en sens inverse, Jim Clark, qui roula à un moment derrière Mc Donald, remarqua le comportement instable de la voiture. Rentrant aux stands derrière MacDonald, il vint le voir et prononça cette phrase qui est restée dans l’histoire :« get out of that car, mate, just walk away[15]. » Jim Clark a-t-il vraiment prononcé ces mots, terriblement prémonitoires ? En fait, on ne le sait pas avec certitude, mais on sait ce qu’il pensait de ce qu’il avait vu. Et on comprend bien pourquoi : Indianapolis est une course intrinsèquement dangereuse, et les pilotes n’aiment pas trop qu’on rajoute au danger en alignant des voitures qui ne tiennent pas la piste et peuvent créer un carambolage. C’était évidemment l’état d’esprit de Jim Clark. On notera que Peter Bryant, s’il évoque bien le “carb day” dans ses mémoires, reste très évasif sur ces questions, alors même qu’il ne peut pas ignorer les nombreuses interrogations qui entourent la façon dont ce “carb day” s’est déroulé au sein de l’équipe de Mickey Thompson [16]. Mais il y a aussi une autre interrogation, qui a trait au style de conduite de Dave MacDonald. Celui-ci, ainsi qu’on l’a dit, aimait les voitures survireuses, décrochant de l’arrière. Un comportement qui ne convient pas à la conduite des bolides sur le circuit d’Indianapolis. Ceci ne manquait pas d’inquiéter Mickey Thompson qui n’avait de cesse de lui répéter d’être prudent. Le survirage était considéré comme dangereux sur le Speedway, et les commentaires allaient bon train à propos de ces Thompson “Sears Allstate Special” qui n’arrêtaient pas de sortir de la piste et de faire des tête-à-queue, et dont l’une d’entre elles était entre les mains d’un conducteur inexpérimenté, connu pour son goût immodéré pour le survirage. Les anciens allaient répétant : « il faut respecter le circuit. C’est le conducteur qui doit s’adapter à la piste, pas le contraire. » Justifiées ou non, ces remarques concernant le style de conduite de Dave MacDonald, ajoutées à la mauvaise réputation de la voiture, contribuèrent à créer chez les autres concurrents un lourd climat de méfiance autour de l’équipe de Mickey Thompson.

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Eddie Sachs pendant les essais sur sa Halibrand-Shrike, dotée d’un moteur Ford et d’un châssis monocoque en magnésium (source : forix.com).

De son côté, Eddie Sachs n’avait pas été non plus épargné par les problèmes. Durant la période d’essais préliminaires, il avait été accablé de difficultés en raison du mauvais fonctionnement de son moteur Ford. Puis, il avait touché violement le mur par l’arrière, et avait détruit les suspensions. Néanmoins, tout était finalement rentré dans l’ordre, et il s’était qualifié facilement, en 17ème position, au milieu de la 6ème ligne. La veille de la course, dans la soirée, Eddie Sachs s’était retrouvé avec des amis, à l’occasion d’une petite “party” organisée en son honneur dans un appartement situé sur Georgetown Road au nord du circuit. Il portait encore sa combinaison de pilote et se tenait debout. A un moment, en plein milieu d’une conversation animée, il arrêta de parler, fit une longue pause, essuya plusieurs fois le bord de sa cannette de bière sur sa combinaison, se tourna vers un de ses anciens mécaniciens, Frank Glidden, et il lui dit : « Frank, j’ai l’impression que cette fois-ci, c’est la bonne ; c’est mon année. Demain, je vais gagner.[17] »

À suivre :

3ème partie : Gasoline inferno

 

[1] Personnage hors normes à tout point de vue, Mickey Thompson mourut en 1988 dans des conditions exceptionnelles, et surtout tragiques, assassiné avec sa seconde femme par des tueurs à gage. Il fallut 20 ans pour confondre et condamner le commanditaire de l’assassinat, un certain Mike Goodwin, organisateur de spectacles, avec lequel Mickey Thompson était en conflit.

[2] John Crosthwaite fut un ingénieur renommé dans le monde du sport automobile, notamment en Europe. Il commença à travailler avec Cooper en 1954-55, puis rejoignit Colin Chapman en 1956. A partir de 1959, il se spécialisa dans la conception de voitures de Formule Junior. Il émigra aux Etats-Unis en 1962 pour travailler avec Mickey Thompson, qu’il quitta en juillet 1963. Après un court intermède avec l’équipe Holman Moody, il fut sollicité par Tony Rudd pour revenir en Europe et travailler avec l’équipe BRM à partir de la fin 1963.

[3] Ce changement de réglementation était clairement dirigé contre Mickey Thompson. Il était la conséquence des récriminations des autres concurrents, pilotant les roadsters, qui se plaignaient de ces voitures trop basses qui, selon eux, représentaient un danger. Mickey Thompson en conçut un vif ressentiment à l’égard des organisateurs.

[4] A mon sens, le départ de John Crosthwaite est un élément clé dans l’explication du drame : il ne fut pas vraiment remplacé. La mutation que représentait le passage à des pneus de 15 pouces, pour une voiture conçue initialement pour des pneus de 12 pouces, représentait sans doute un défi technique trop difficile à relever pour Mickey Thompson et son chef mécanicien, Paul Nicolini. On le constate d’ailleurs à la façon dont Peter Bryant, tout juste débarqué d’Europe, prit les choses en main.

[5] Né et éduqué en Angleterre, Peter Bryant obtint son premier emploi en 1957 comme ingénieur stagiaire chez Lotus Cars. Il a ensuite continué comme préparateur de voitures de sport, F1 et F2 pour plusieurs équipes privées avant d’atterrir en 1960 dans l’équipe Bowmaker Credit de Reg Parnell. Il travailla notamment sur la Lola de Formule 1 conçue par Eric Broadley en 1962. Il émigra aux Etats-Unis en 1964 pour rejoindre Mickey Thompson, mais très rapidement il passa chez Carroll Shelby pour travailler sur les programmes GT40 et GT350. En 1966, il devint ingénieur de course pour l’équipe Dana Chevrolet engagée dans la CAN-AM, puis rejoignit le Carl Haas Lola Team, également engagé dans ce championnat. Devenu un spécialiste de cette catégorie, il finit par concevoir ses propres voitures, notamment l’Autocast Ti22, entièrement construite en titane. Les UOP Shadow qu’il conçut en 1971 et 1972 furent les premières à utiliser les techniques d’effet de sol. Il cessa son activité dans le sport automobile en 1973. Il est décédé en 2009, à l’âge de 71 ans.

[6] « The car was the most ill-handling piece of shit I ever worked on. The chassis stiffness was terrible, and the suspension geometry was all wrong » (Mickey Thompson, the fast life and tragic death of a racing legend. Erik Arneson, MBI Publishing Company (2008), page 140).

[7]Can Am Challenger (David Bull Publishing, 2007) est un livre de souvenirs passionnant, agréable à lire, et plein d’informations intéressantes. On y apprend notamment que Peter Bryant avait, en Europe, un salaire annuel de 1100 livres sterling, ce qui en faisait, dit-il, un des mécaniciens les mieux payés de la corporation. En 1964, cela correspondait à un salaire mensuel de 1250 francs. Pour convertir en euros constants de 2012, il faut appliquer un coefficient de 8,7 (source INSEE). Ce qui veut dire que son salaire mensuel de 1964 équivaudrait, en pouvoir d’achat, à 1660 euros de nos jours. Autrement dit, il ne s’enrichissait pas, alors qu’il était déjà considéré comme un “cador” de la profession. D’où la tentation, pour beaucoup de mécaniciens britanniques, d’aller aux Etats-Unis pour avoir une vie meilleure. Alors que son salaire européen équivalait à environ 1,5 dollar US de l’heure, au taux de change de l’époque, Peter Bryant se vit offrir par Mickey Thompson une rémunération de 2.65 dollars US de l’heure, soit une augmentation de 75%. Mais en plus, à la stupéfaction de Peter Bryant, Mickey Thompson lui annonça qu’il lui paierait aussi ses heures supplémentaires, au taux de 4 dollars US de l’heure. En Europe, on ne payait pas les heures supplémentaires aux mécaniciens.

[8] Au cas où ma traduction de termes techniques serait incertaine, voici le texte original :« There was a single large fuel bladder, holding about 44 gallons, on the left outside of the frame in a fiberglass shell supported by the fill neck, which was anchored to the inside frame rail with a loop of steel tube and a small bracket. The only bottom support for the fuel cell was the molded fiberglass body housing and a flat thin magnesium plate beneath the tank, braced by two steel straps hanging from the top rail of the frame. » (Can Am Challenger, page 147).

[9] « Stranger still, there was a bell crank arm fitted to the steering pinion shaft, just after the shaft emerged from the front of the rack and pinion housing. This arm had a link that went to another bell crank. In turn, this was linked to a rod running alongside the right-hand lower frame rail to a third bell crank. In turn again, this was linked to the inner ball-joint near the right rear upright at the wishbone A-arm. This car had a steering control of the right rear wheel  »  (op. cit., page 148).

[10] Bien que déconnecté, le système était encore visible. Au tout début du mois de mai, Colin Chapman, toujours curieux et féru d’innovations, vint visiter le garage de l’équipe de Mickey Thompson. En pleine discussion avec un mécanicien (probablement Peter Bryant qu’il connaissait bien), il remarqua cette étrange barre qui courait le long de la partie droite du châssis. Il examina de plus près, remonta le long de la barre pour voir où elle menait, et fut complètement éberlué par ce qu’il vit. Il s’écria tout haut : « mon Dieu, il y a une roue arrière directionnelle ! » (source : The Indianapolis Star du 4 mai 1964, reproduit dans forix.com).

[11] Je n’ai pas trouvé de traduction du terme “bump steering”. D’après ce que j’ai pu comprendre (car mon ignorance en matière mécanique vous étonnerait), il s’agit de la modification du parallélisme des roues avant en réaction avec les mouvements de la suspension liés aux irrégularités de la piste. Un phénomène tout à fait comparable à la modification du parallélisme des skis quand on passe sur les bosses sur une piste neigeuse. D’où le terme “bump steering”.

[12] Peter Bryant raconte une anecdote amusante à ce propos. Alors que l’équipe travaillait de façon forcenée, Mickey Thompson venait à intervalles réguliers pour encourager ses troupes. A un moment, alors que tous les mécaniciens étaient épuisés, il vint tard dans la nuit, et se mit à sauter à la corde devant une assistance médusée : « regardez les jeunes, comment le vieux schnock (“old fart”) en a encore plein dans les jambes, et prenez en de la graine. Alors au boulot, il faut en finir avec ces voitures. » Il disparut, puis revint environ une heure plus tard pour faire la même chose, et il disparut à nouveau. L’équipe se demandait ce qu’il faisait entretemps. Paul Nicolini alla voir, et découvrit qu’il s’était endormi dans sa Corvette parquée un peu plus loin. Ils décidèrent qu’il était temps de mettre fin à cette mascarade. Il se trouve que certains d’entre eux, sur la route pour aller à Indianapolis, avaient acheté d’énormes pétards M80 au Nouveau Mexique, en prévision de la fête du 4 juillet. Ils placèrent quatre pétards sous la voiture. Les quatre explosions firent un bruit retentissant, et le souffle souleva la voiture. Mickey Thompson s’enfuit de la voiture en courant, sous les yeux des mécaniciens dissimulés, qui n’avaient rien perdu de la scène et se dépêchèrent de rejoindre le garage. Quelques instants plus tard, Mickey vint retrouver son équipe, livide, blanc comme un linge, toujours sous le coup de l’épouvante. Ce fut un éclat de rire : « tu vois, Mickey, à tout prendre, on préfère te voir comme ça qu’en train de sauter à la corde. Car ça, ce n’est pas de la simulation. » Peter Bryant raconte que Mickey Thompson, une fois remis de ses émotions, prit la plaisanterie de fort bonne humeur.

[13] Les qualifications aux essais avaient lieu le samedi et le dimanche, en deux vagues successives : deux semaines et une semaine avant la course. Ceux qui étaient qualifiés le premier weekend occupaient les 6 premières lignes de la grille. Le dimanche de ce weekend est appelé “pole day”. Les 5 lignes suivantes étaient décidées lors de la dernière séance, et il n’était pas rare que les temps réalisés soient supérieurs à ceux du weekend précédent. Le dimanche de ce deuxième weekend est appelé “bump day”.

[14] “Carburation day” est l’ultime séance d’essais libres, en configuration course.

[15] « Mon pote, tu sors de cette voiture et tu t’éloignes. »

[16] A propos de “carb day”, Peter Bryant écrit : « it was a good day for us.» Il veut sans doute signifier que la voiture était fin prête pour la course. Le témoignage de Peter Bryant présente un aspect plaidoyer “pro domo” bien compréhensible : il avait plus que tout autre contribué à la préparation de la voiture, et il est forcément difficile pour lui d’admettre que le rookie Dave MacDonald avait pris le départ sur une voiture au comportement dangereux.

[17] Rick Johnson : “The clown prince is dead” (The Indianapolis Star, 31 mai 1964).

 



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