8 mars 2013

Gérard Ducarouge, de Matra à … Matra (*)

Village tranquille des Yvelines, le GPS me conduit devant une maison en bordure des champs. Ca sent la fermette rénovée. Coup de sonnette. La grosse porte en bois s’ouvre sur un sourire accueillant. « Bonjour Jean-Paul », me dit le sourire. « C’est un jour exceptionnel, c’est la première fois que je reçois un journaliste chez moi » ajoute-t-il. « Bonjour Monsieur Ducarouge, ça tombe bien, je ne suis pas journaliste »

Jean-Paul Orjebin

 
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Gérard Ducarouge, mars 2012 © Jean-Paul Orjebin

Jean Paul Orjebin   Racontez-nous le début de votre carrière…

Gérard Ducarouge – J’ai commencé par Nord-Aviation dans un centre d’essais d’engins spéciaux, les bancs-d’essais étaient installés dans des sous-sols profonds, on faisait surtout des « réceptions de lots » pour mesurer et contrôler divers paramètres de combustion ou de systèmes de guidage, je ne me posais pas trop de question sur la destination finale de ces engins, je pensais simplement à la technologie. En fait, je m’ennuyais à mourir parce que globalement on répétait toujours les mêmes essais, c’était un travail de contrôle qualité et donc très peu de diversification. Je me suis vite rendu compte que ce je voulais, c’était  travailler le maximum à l’air libre alors je leur demandais sans arrêt de m’affecter à un champ de tir. Hélas, leur réponse était toujours la même, il fallait que je sois patient. 

Alors le jour où j’ai trouvé une annonce dans L’Equipe sur laquelle j’ai lu que MatraSports recherchait un technicien parlant anglais, j’ai senti tout de suite que cela allait me convenir. Je me suis dit : « la course automobile, je n’y connais rien mais ce qui est sûr, c’est que ça se passe à l’air libre et que de plus on doit voyager ».

J’ai obtenu un rendez-vous chez Matra fin décembre 1965, à quelques kilomètres du centre d’essais de Nord-Aviation. C’est Claude Le Guezec qui m’a reçu dans un bureau minuscule, dans un genre de baraquement. Il m’a demandé si je parlais anglais, si je ne comptais pas trop mon temps et ce que j’avais fait jusqu’àlors. Je possédais un anglais plutôt scolaire, mais j’étais très disponible et le fait de venir de Nord-Aviation a dû  l’intéresser. Il m’a embauché le 1er janvier 1966. Je me posais plein de questions, je ne connaissais pas la course automobile mais j’avais une chance de ne pas être enfermé dans des bureaux à perte de vue, donc j’étais très heureux. Finalement, une voiture de course… c’est aussi  un engin spécial ! (rire)

J’étais au bureau d’étude dans un premier temps, chargé de sélectionner et d’acheter diverses pièces spécifiques, comme par exemple des raccords légers pour faire des circuits d’huile ou d’essence, des pièces essentiellement issues du matériel aéronautique que l’on trouvait plus facilement en Angleterre et donc j’y faisais de fréquents allers et retours. Je faisais aussi un peu de planche à dessin et j’aimais bien ça, mais comme je ne souhaitais pas rester en permanence derrière cette fichue planche, j’étais toujours volontaire pour les déplacements, ça m’allait bien de passer les nuits pour aller chercher la pièce qui manquait,  j’étais super disponible.

Plus tard, on m’envoya chez BRM chercher des moteurs pour mettre dans le proto, je partais avec une DS break jusqu’à Bourne pour ramener un ou deux V8 2 litres à l’arrière du break. C’est au nord de Londres, je me paumais souvent dans la traversée de Londres, il n’y avait pas encore le circulaire M25, et le trafic était terrible. 
Chez BRM, mon interlocuteur était Wilkie Wilkinson, un sacré  personnage, super British, ancien pilote mais surtout mécanicien génial, il était très sympa, il m’invitait parfois chez lui, je découvrais l’Angleterre profonde, c’était étonnant et tellement différent de la France ! Cette activité et le fait d’être un peu la liaison avec BRM me rapprochaient de plus en plus de l’atelier des voitures de course et ça me plaisait beaucoup, j’apprenais plein de choses sur la course automobile et cela m’a très vite passionné.

J’ai commencé à bricoler dans l’atelier où il y avait quelques vieux renards de la course. Ils travaillaient sur la F3, je ne sais pas très bien d’où ils venaient, peut-être de chez René Bonnet ou Gordini, ce que je sais c’est qu’ils n’étaient pas toujours très sympas. Dans leurs têtes, c’est eux qui savaient, alors un jeune qui débarque dans leur jardin, ils avaient tendance à beaucoup s’en méfier. C’était encore l’époque où l’on pensait  que pour que ça rentre dans la tête d’un jeune, il fallait que son apprentissage se fasse « à la dure ».

J’y passais de longues journées et aussi une bonne partie de mes nuits sans compter mon temps. J’aimais beaucoup regarder les mécaniciens travailler sur leur F3, plus je découvrais, plus j’avais envie d’apprendre. J’étais super content et ce que je faisais, avait l’air de leur plaire. Je cherchais à leur faciliter le travail sur l’installation à bord. Parfois j’essayais, sur la pointe des pieds, de proposer quelques petites idées pour optimiser certaines choses, ils étaient assez réticents au début puis ils finirent  par  me demander des trucs. Là j’avais compris que je commençais à faire partie des leurs. En même temps,  je savais aussi que je n’avais pas le droit à la moindre petite erreur.  

Nous étions situés à Vélizy sur l’aéroport de Villacoublay, en face de Bréguet. On travaillait dans un bâtiment qu’on appelait  « le Stalag »,  cela donne une idée de l’aspect des locaux et de leur confort !! Matra avait déjà une belle image, mais le service course était installé dans un bâtiment si vétuste que lorsqu’il pleuvait fort, l’eau passait à travers le toit. J’étais avec des gars qui bougeaient, j’apprenais à toute allure et j’ai commencé à assister aux essais, pas en F3 parce qu’ils avaient des équipes bien constituées, mais en proto où l’équipe commençait à se mettre en place. J’espérais bien en faire partie à part entière, ce qui s’est passé assez vite.

On partait faire des essais en général sur des pistes d’atterrissage, vers Brétigny, pour faire des aller et retours de lignes droites. On touchait jamais au moteur ou très peu. Le fameux Wilkinson, qui était responsable du bon fonctionnement des BRM, nous rejoignait pour ces roulages, mais il modifiait très peu les réglages usine, parfois la richesse avec un clic ou deux sur le distributeur mais pas plus. Ces essais étaient partagés entre Pesca, Beltoise, Jaussaud et Servoz. J’écoutais et j’apprenais chaque jour un peu plus sur mon nouveau métier. Comme vous pouvez l’imaginer, je n’ai pas mis très longtemps à me risquer à faire quelques suggestions, à m’affirmer. Ceci dit, je faisais quand même très attention à ce que j’avançais parce qu’il y avait des pointures autour de moi qui ne s’en laissaient pas compter.

J’ai presque toujours eu une bonne côte avec mes supérieurs. Un jour, sans raison particulière, j’ai été invité à déjeuner dans un fameux restaurant parisien par Jean-Luc Lagardère et  Monsieur Floirat, en tout petit comité puisque nous n’étions que tous les trois à table, j’étais dans mes petits souliers, je la ramenais pas, j’écoutais, ils étaient  bienveillants avec moi, ce fut mémorable, j’étais avec deux énormes personnalités françaises, moi le petit bleu ! Privilège rare, J.-L. Lagardère m’appelait toujours Gérard, à l’exception bien sûr des pilotes, je ne me rappelle pas l’avoir entendu en faire de même avec d’autres personnes du service compétition. 
Je pourrais dire des millions de fois combien J.-L. Lagardère était un personnage fabuleux et ce dans tous les domaines, il savait motiver ses équipes comme personne. C’est lui qui a su donner cette impulsion extraordinaire à Matra Sport. Une anecdote significative, c’était à Vélizy en 1970, une réunion dans le grand bâtiment Matra Engins, nous sommes convoqués, Martin, Boyer, Le Guezec et moi, dans le bureau de Jean-Luc. Il a pris la parole tout de suite et en quelques mots, que je résume, il nous a dit :« Ecoutez, on va arrêter de faire Le Mans comme nous le faisons. Nous allons le faire très, très sérieusement, il faut le gagner 3 fois de suite. » Quelques minutes après, nous étions dans l’ascenseur tous les quatre, on regardait par terre, on se parlait même pas tellement la manière dont il nous avait dit ça nous avait bluffés. Il savait qu’une marque ne peut pas s’inscrire dans l’histoire en gagnant qu’une fois, pour lui il fallait gagner trois fois d’affilée. Le ton du message qu’il nous avait fait passer  était d’une telle force que cela ne souffrait aucun commentaire, il fallait simplement tout faire pour gagner, un point c’est tout. 
Un meneur d’hommes comme J.-L. Lagardère, je n’en ai jamais rencontré de semblable, il avait le don de faire passer tous les messages avec une puissance tout à fait exceptionnelle, il motivait tout le monde.

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Essais d’avril des 24 h du Mans 1973 © Jean-Paul Orjebin

Quel a été le moment le plus exaltant chez Matra ?

GD – Il y en a eu beaucoup, les grandes victoires au Mans, dans le championnat du monde sport proto. Mais je vais sans doute vous étonner, ce qui m’a marqué vraiment très fort, c’est lorsqu’on m’a dit : « On fait le Tour de France Auto avec deux 650, à toi d’organiser tout ça« . J’ai cru à une farce ! Là je me suis pris la tête ! Ça n’avait pas grand-chose à voir avec la course telle que je la connaissais. En plus de suivre les modifications des M650 pour loger le copilote, les éclairages supplémentaires, le refroidissement moteur et toutes les protections nouvelles pour ce genre d’aventure, il fallait organiser toute l’assistance avec les camions et les différentes voitures break. Chaque équipe avait sa propre feuille de route étape par étape qui détaillait ce qu’elle avait à faire, quand et où, presque à la minute près. 

Pour la fiabilité, on avait fait baisser les régimes moteur, mais quand même, c’était très risqué, heureusement, on avait des grands bonhommes au volant et de très bons en copilotes. Il fallait tout contrôler à chaque étape parce que l’on avait peur des chocs sous la voiture, c’était des conditions beaucoup plus complexes que du celles du circuit classique et même après voir bien remonté les suspensions, la garde au sol n’était malgré tout pas très élevée.  

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Il fallait que l’assistance se déplace à des vitesses de fou, c’était dangereux, d’autant plus que l’on dormait très peu, il y avait des véhicules « volants » avec le minimum d’outillage pour dépanner en urgence entre deux points d’assistance. À l’arrivée à Nice, on était tellement fatigués que l’on avait de la peine à exprimer notre énorme plaisir. C’était une aventure incroyable, on a gagné avec des autos absolument pas conçues pour rouler sur les routes et on a gagné deux années de suite grâce à nos supers pilotes et copilotes  et à une équipe d’assistance de rêve. Quelle aventure !!  

Vous êtes-vous occupé de la F1 chez Matra ?

GD –  Non. Il y avait une équipe F1 et une équipe proto, on se croisait, on se parlait, mais c’est tout. C’était assez compartimenté F1 et Proto, disons que c’était… une très bonne émulation. 

Cela ne m’empêchait pas de jeter un œil et de m’y intéresser, comme ça, pour ma culture perso. À la fin par exemple, quand je regardais le châssis de la F1 d’Amon, j’avais un doute sur sa rigidité (je pense que je n’étais pas le seul) mais c’était subjectif, c’était à cause de sa forme, mais sans plus. En fait quelques modifications très visibles ont été faites sur la coque et cela a amélioré très sensiblement les performances de la voiture. Amon s’en sortait mieux. Il aurait pu gagner deux GP au moins avec le châssis modifié. Ceci dit, autant j’avais beaucoup aimé la MS80, autant je n’aimais pas du tout la 120, je la trouvais pataude.   

Parlez nous de cette curieuse idée de préparer pour Le Mans deux types de voitures de conception aussi différentes que les 650 et la 640.

GD – Il y avait en effet deux versions, celle de Boyer, pragmatique, près du terrain, que j’approuvais complètement et la version de Choulet, plus scientifique, plus conceptuelle. On a essayé les deux. Ce n’était pas facile pour nous, Il fallait faire deux châssis et carrosseries différents, donc  deux équipes, on travaillait la nuit pour avancer. Même si la 640 de Choulet était faite à part, c’était quand même un travail supplémentaire. Choulet avait fait de la 640 une voiture à l’œil, beaucoup plus aboutie, très fine et je me disais, après tout, si ça marche mieux, pourquoi pas, à priori je fais confiance, c’est un aérodynamicien  compétent. 

Vous semblez peu apprécier sa façon de faire de l’aéro ?

GD – Je ne suis pas certain qu’il y ait fondamentalement différentes façons de faire de l’aéro, et pourtant avec Choulet, j’étais embarrassé. Ce devait être parce que toutes les voitures sur lesquelles il avait travaillé étaient plutôt grosses, pataudes et je n’aimais pas trop. J’essayais de lui dire de faire moins volumineux et plus simple, plus près de la mécanique. Nous avions  parfois des discussions animées tous les deux, on n’était pas toujours d’accord. Malgré tout nous avons toujours gardé de bons rapports. 
Il dessinait ses formes de carrosserie et il allait essayer ses maquettes à la soufflerie Effel, rue Boileau à Paris, c’était un peu la préhistoire cette soufflerie, mais elle avait l’avantage d’exister et il la connaissait par cœur, c’est un très bon ingénieur, pas antipathique, mais un peu têtu et un peu professeur Nimbus. 

Vous étiez présent lors du test où Pesca a décollé avec la 640 ? 

GD – Non, j’étais à Vélizy. Un accident, c’est dramatique, on pense tout de suite au pilote, ça nous arrache les tripes, après on se dit merde, on a dû faire une connerie, on met tout en doute. C’est pour ça que je me suis toujours attaché à faire contrôler plutôt deux fois tous les serrages, les montages, par les mécanos. Je donnais comme instruction de mettre une croix au feutre sur chaque écrou après serrage à la clé dynamométrique, j’avais la hantise d’un oubli même si les gars étaient des vrais pros. 

Quelle a été votre réaction lorsque vous avez été informé que Matra arrêtait la compétition ?

GD – J’étais comme tout le monde, anéanti, même si des  rumeurs se multipliaient depuis quelques mois, nous ne voulions  pas les croire. Vous comprenez, Matra Sports c’était ma famille et celle de beaucoup de personnes qui comme moi ont vécu cette fabuleuse histoire. J’ai vu les premiers ailerons en nid d’abeille, les coques de la 670, c’était d’une beauté, des œuvres d’art, tout le monde était en admiration quand ils les découvraient, c’était traité comme dans l’aéronautique. J’ai eu cette grande chance de vivre de l’intérieur ce transfert de la technologie aéronautique appliquée à la course automobile. C’était génial. 

La surprise passée, je me suis pas demandé très longtemps ce que j’allais faire après, ça a été à toute allure. Ligier avait son idée derrière la tête. J’ai eu la bénédiction de J.-L. Lagardère pour aller chez Guy qui avait l’assurance de pouvoir utiliser le V12 Matra. Matra s’était engagé à recaser tout le monde, soit en interne à Romorantin, ou faciliter un transfert pour peu qu’il soit volontaire et valorisant. Je voulais continuer la course alors j’ai sauté sur l’opportunité Ligier, on m’a autorisé à choisir dans l’équipe 2 ou 3 personnes que j’aimais bien et qui avaient envie de me suivre et on est partis démarrer l’aventure Ligier F1. Je pensais qu’en répétant à Vichy les quelques règles d’or que nous avions apprises chez Matra, nous devrions faire quelque chose qui risquait de marcher à peu près bien. 

Passer brutalement du proto à la F1 ne vous faisait pas peur ?

GD – Si bien sûr, car c’était un autre challenge très difficile, mais vous savez, passer du proto à la monoplace ce n’est pas si compliqué. Mécaniquement  c’est assez similaire, quatre suspensions, un châssis-coque. Nous avons essayé d’appliquer la technologie Matra sur la coque de la JS1, au plus près, en beaucoup plus petit. Mon seul vrai souci était l’aéro. On avait Choulet en consultant avec nous, je sais plus très bien comment il est arrivé dans l’histoire, peut être parce qu’il était le seul à avoir une soufflerie à disposition. Le résultat, vous le connaissez, c’est la JS5.

J’avais horreur de son bonnet phrygien et je n’aimais pas trop l’allure générale de la voiture. Ce n’était pas le look que je me faisais d’une F1, je l’aurais aimée plus fine, plus petite. Mais Choulet était le spécialiste de l’aéro, je respecte, mais en même temps je ne me privais pas quand j’avais des doutes de le faire savoir. ll me donnait des explications techniques que je ne comprenais pas entièrement. Je voyais que ça semblait donner des améliorations sur l’aileron arrière. On allait chercher l’air très haut et ça gavait bien le moteur, ça c’était judicieux, maintenant savoir comment ça se passait dans le conduit, c’était plus compliqué à mesurer. Quand on voit l’évolution aéro des F1 actuelles avec l’aile requin derrière la tête du pilote, on se dit que l’idée de Choulet était peut être pas si mauvaise à l’époque, il cherchait à rendre la voiture la plus stable possible, qu’elle garde son cap. Donc dérives verticales travaillées, plaques d’aileron AR, etc. 
Ce vilain chapeau n’a pas duré longtemps puisque les pouvoirs sportifs ont proscrit la cheminée très rapidement et nous sommes revenus à une carrosserie plus traditionnelle. 

Afin de déterminer qui conduira la JS5, Ligier organise une confrontation Beltoise-Laffite qui reste encore dans les mémoires…

GD – Je n’aime pas en parler parce que cette confrontation a déclenché beaucoup de polémiques et je n’aime pas les polémiques. Je ne peux que répéter ce que j’avais dis à Dijon aux 1000 km, devant témoins, j’ai dis à Jean-Pierre qu’il ferait bien de s’entraîner fort parce que j’avais entendu dire qu’il pourrait y avoir un « Volant ». Quand cette fameuse journée d’essais au Ricard, entre Jacques et Jean-Pierre, est arrivée, il y avait un  pilote extrêmement affûté par une très bonne saison de F2, et un autre pilote manifestement  en manque d’entraînement. Les écarts sur les chronos parlaient d’eux-mêmes, il n’y a eu aucun truquage. 

Quelque chose s’est brisé entre Jean-Pierre et moi alors que nous étions très amis. Jean-Pierre a fait énormément pour Matra, c’est lui qui, grâce à ses résultats, a permis à Matra de démarrer dans la course automobile, il ne faut pas l’oublier. J’ai beaucoup de respect pour lui. C’était un très bon pilote, très technicien qui faisait énormément progresser les performances de nos voitures, Quand je croise encore quelques fois Jean-Pierre, j’ai toujours beaucoup de peine de remarquer que notre relation ne se résume qu’à une poignée de main et un furtif bonjour… après tout ce temps. 

Au bout de 6 ans vous quittez Ligier et vous rejoignez Chiti chez Alfa. Vous aimez bien vous frotter à des caractères difficiles semble-t-il.

GD – Guy Ligier pouvait être d’une gentillesse et d’une générosité exceptionnelles, mais pas toujours facile. Quand il se mettait à hurler, son entourage était terrorisé. Quoi qu’il en soit je garde pour lui une grande affection. Nous avons fait ensemble la première victoire en F1 d’une voiture 100% française  et avec un pilote français, Jacques Laffite, puis beaucoup de bons résultats mais nous étions peu nombreux et le budget était serré, il fallait travailler très dur.

On s’est séparé avec Ligier après une situation un peu curieuse. Je rentrais de Silverstone, c’était un dimanche puisque le GP avait lieu le samedi, je vais direct chez Guy au Château des Brosses. Lorsque j’arrive, je croise Jean-Pierre Paoli qui en sort, cela m’avait  un peu surpris de le voir là. Puis dès le début de notre discussion avec Guy, j’ai tout de suite senti qu’il y avait une embrouille, il tournait autour du pot, dans le style, il faut qu’on se parle, il faut modifier l’organisation, etc. J’ai compris que je n’avais plus ma place ici. Ça m’a fait d’autant plus mal que Silverstone s’était pas mal passé, Jacques avait fait 3e. Je savais qu’on allait progresser, on avait reçu des pièces qui nous permettaient d’avoir des jupes super efficaces avec un élastomère spécial. Pour Zeltweg où il faut un max d’appui, je savais qu’on pouvait surprendre tout le monde. Jacques a gagné à Zeltweg. Je revois Guy assez souvent, je sais que le plaisir est partagé et c’est très bien comme ça.

Mais bon, après la grosse déception de quitter une équipe que j’aimais beaucoup, et Guy, c’est Alfa Romeo qui me demandait de reprendre les hostilités et de venir à Milan, j’y suis allé. J’ai su après que c’est Mario Andretti qui souhaitait que je rejoigne le département course d’Alfa, Autodelta. Il avait bien préparé le terrain et soufflé mon nom à Massacesi, le président du Groupe.

Autodelta était basé à Settimo Milanèse, dans la banlieue de Milan, à deux pas du stade San Siro dans une usine où ils préparaient des moteurs de GTV et où il y avait un coin bien pourri réservé à la F1. Carlo Chiti dirigeait théoriquement tout ça. La lune de miel avec lui n’a pas duré très longtemps. J’aime travailler dans des locaux propres et organisés et j’avais repéré un local où Chiti entreposait toutes ses vieilleries, pièces détachées, carrosseries, etc. Il y avait des trucs qu’il conservait depuis le début de sa carrière. C’était un vrai bazar qui encombrait une grande surface d’environ 500m², juste bien pour faire un très bel atelier F1. J’ai réussi à faire déménager ces antiquités et à partir de là notre relation entre Chiti et moi s’est très sérieusement dégradée.

Il régnait en seigneur et maître sur Autodelta depuis sa création, mais la direction du groupe commençait à reprendre en main ce département course. C’était donc un peu compliqué pour moi d’avoir comme patron Chiti au quotidien et de rencontrer, en secret et très occasionnellement, le patron du groupe, le  dottore Massacesi. Il y avait également un directeur à Autodelta qui contrôlait plus ou moins Chiti. C’est lui qui m’avait donné le feu vert pour créer l’atelier F1. Chiti, bien sûr, n’a pas apprécié. 
C’était une guéguerre incessante avec Carlo. Heureusement j’avais réussi à rallier à ma cause la majorité du personnel F1, en particulier au bureau d’études où le travail à la conception de la future totalement neuve F1 type 182 avançait très bien. Et puis très important, j’avais le support inconditionnel de Mario Andretti qui commençait à faire des résultats plus qu’honorables avec sa F1, la 179, que l’on avait réussi à corriger un peu. Malgré cela, j’ai tout de même eu droit à une grève générale parce que j’avais créé un espace très réservé et fermé où se construisait le master carrosserie de la nouvelle 182. J’avais décidé cela afin que pratiquement personne ne puisse voir ou savoir ce qu’il se passait derrière ces murs et bien sûr ne pas prendre le risque que des  photos pirates soient prises et se retrouvent comme par hasard à la une des journaux spécialisés !

Tous ces problèmes secondaires n’entamaient pas ma volonté d’essayer de faire une bonne F1 pour le 1er GP, pour preuve lors de nos premiers essais sur le 3,3 du Ricard, Giacomelli a battu le record du circuit (record en moteur atmo V12 Alfa), cela voulait dire que la voiture était bien née, elle a confirmé sa bonne forme par la suite.

Ce qui était par contre moins amusant, c’est que j’avais des papiers dans la presse italienne très accusateurs à mon égard, quand je dis la presse italienne, je devrais préciser essentiellement dans Rombo. Chiti demandait à son ami Sabbatini, le patron de Rombo, de « m’aligner » le plus possible, et d’écrire des saloperies, dans le style le « Duce Rosso », etc. Je pouvais pas faire grand-chose contre ce journaliste  parce qu’en Italie, en tout cas à l’époque, on ne pouvait pas attaquer une personne pour diffamation. J’avais pris un avocat et quand on a su que Rombo était distribué dans quelques librairies françaises, notamment à Nice, on a monté un dossier.

Un jour à Monza, je vois arriver Sabbatini, je lui explique les yeux dans les yeux que j’en avais marre de ses articles, je lui montre le dossier que j’avais préparé et je le préviens que l’affaire pourrait  lui coûter plusieurs milliards de lires s’il continuait à écrire des trucs sur moi. Il a lu très vite le dossier et a eu très peur, s’est excusé et m’a promis d’arrêter, il m’a avoué que c’était Chiti qui lui demandait d’écrire ces conneries  sur moi dans son journal.

Le mardi suivant cet entretien, jour de parution des hebdomadaires, j’allais, comme chaque semaine, à la gare centrale de Milan, à minuit, pour acheter les hebdos Autosprint et Rombo. DansRombo il y avait quatre pages dithyrambiques sur moi ! Ainsi allait la vie… à Milan.  

Et le coup de l’extincteur vide, qu’en est-il réellement ?

GD – Au GP de France au Ricard, de Cesaris avait fait le meilleur temps aux essais du vendredi. J’étais dans la caravane, Chiti vient me faire prévenir qu’il y avait un contrôle technique sur la voiture, je ne voulais pas me déplacer car je savais qu’elle était conforme,  Chiti a beaucoup insisté pour que je sois présent.  Quand les commissaires ont contrôlé la voiture, ils ont trouvé l’extincteur pilote vide ! De Cesaris a été sanctionné et déclassé. Je n’ai jamais su qui avait fait le job mais je n’avais aucun doute quant à celui qui l’avait commandé. En fait, Chiti ne supportait pas que la voiture puisse être performante alors qu’il avait perdu le contrôle, cette dernière entourloupe s’est déroulée pendant la période où l’Ecurie était supervisée par Pavanello and Co. Ç’en était trop pour moi, cela a marqué la fin de mon aventure milanaise. 

Pour aller chez Lotus. Six mois seulement après le décès de Chapman, cela doit être intimidant de passer derrière une telle personnalité…

GD – En premier lieu, personne ne peut imaginer être capable de remplacer un homme de la trempe de Colin Chapman. Mais avant de vous parler de mon aventure anglaise, il faut au préalable que je raconte une anecdote pour expliquer que mon arrivée chez Lotus était envisagée depuis un certain temps. Chapman, quelques mois avant son décès, m’avait presque kidnappé au Ricard et avait réussi à me convaincre de venir avec lui, dans son avion, pour aller en Angleterre visiter  le Team Lotus. Atterrissage sur sa piste et visite de son château.  Il était tard, il faisait presque nuit, c’était complètement surréaliste, j’avais l’impression que des fantômes allaient sortir de partout. Impressionnant, le château de Ketteringham Hall ! 

Il m’a fait visiter l’atelier où étaient entreposées toutes ses F1. C’était grand mais il y avait tellement de poteaux que je me demandais comment ils pouvaient déplacer les voitures. À un de ces piliers, accroché au bout d’une ficelle, je vois un genre de cahier avec plein de trucs écrits. C’était ce que l’on pourrait appeler le cahier de doléances où chacun, de manière anonyme, pouvait écrire soit une idée, soit une réclamation, soit un jugement, bref s’exprimer librement, typiquement british comme concept. Je feuillette le cahier et je vois des trucs comme « Mansell ferait mieux d’aller à la pêche », ou encore « Nigel lève pas son gros cul », bref, beaucoup de monde en prenait plein la tête, personne ne semblait être épargné, même à la direction du Team, sauf Chapman semblait-il. D’un seul coup je tombe sur truc inimaginable me concernant : « Ecrire à Mitterrand pour qu’il libère G. Ducarouge ». De lire ça dans ce cahier, ça m’a fait un coup, je me suis dit, dans ce coin paumé de l’Angleterre très British, les français devraient être détestés. On est à Norwich, c’est l’Angleterre profonde, un peu perdue. J’imaginais assez mal un frog chez Lotus… il devrait être mort d’avance.

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Colin Chapman © Jean-Paul Orjebin

Chapman m’avait fait préparer un bureau et me l’a fait visiter, persuadé de me convaincre. Je n’étais pas prêt. J’ai refusé la proposition. Et pourtant, quelques mois après la disparition de Colin, je me retrouve chez Lotus, j’y suis pour de bon, me voila dans ce bureau immense, magnifique, avec des grandes fenêtres qui donnent sur une roseraie sublime. Des meubles classés, on avait à peine le droit d’y toucher. C’était impensable, superbe, mais pas spécialement adapté à la F1.

La veille de mon installation, Peter Warr m’avait montré la F1 avec laquelle il fallait faire la saison, la 93 T. Je lui avais dit tout de suite : « Cette auto, telle qu’elle est conçue, n’est pas facilement modifiable, ce n’est pas du tout ce que j’attends d’une F1, un moteur tout petit dans une coque monstrueuse. » Etc. J’ai donc dit à Peter que ne savais pas s’il avait un gros budget mais que quoi qu’il en soit, il faudrait envisager de pratiquement tout refaire, que rien n’allait. Je lui ai demandé de voir le petit châssis de la voiture précédente, la 91. Il m’a emmené dans le local qui servait de musée, chez Mme Chapman, et je vois que sur la  base de ce tout petit châssis, on pouvait certainement faire quelque chose très vite. Je voyais déjà où j’allais mettre les radiateurs, le petit réservoir d’essence  puisqu’à partir de cette saison on pouvait ravitailler. Il fallait refaire toutes les suspensions et leurs liaisons sur la coque carbone, la liaison fixation du petit V6 Renault. Tout cela représentait un travail énorme, presque impensable, mais sur la base de ce petit châssis, je sentais que ça allait me plaire. Je savais également que le budget allait exploser, qu’il faudrait travailler jour et nuit et que les sous-traitants, en urgence, en profiteraient pour nous facturer les pièces au  double ou le triple.
On avait un mois et demi, il fallait être prêt avant le GP d’Angleterre, le sponsor américain Imperial Tobacco tenait absolument à de bons résultats pour le GP d’Angleterre, il commençait à s’énerver de voir la Lotus en fond de grille.

J’ai fait une réunion le lendemain matin de mon arrivée avec tout le personnel et je leur ai dit qu’il fallait qu’on s’y mette tous, que l’on avait un programme énorme pour refaire complètement la voiture et que ceux qui n’en auraient pas envie, il valait  mieux qu’ils partent tout de suite. Je ne leur en voudrais pas parce que ça allait être extrêmement difficile et sans garantie de résultat. Silence de mort dans la salle, personne ne s’est levé et le lendemain matin on a commencé. Ils se sont mis au travail comme des sauvages, ils m’ont vraiment bluffé. Les épouses venaient à l’usine apporter le standard fish and chips et des litres de thé à leurs maris pour qu’ils perdent le moins de temps possible. Elles étaient curieuses de voir la tête  de ce « frog » dont on parlait et qui était en train de faire travailler les maris comme des forçats

Certains parmi le personnel savaient que Chapman avait la volonté de me compter parmi son équipe. Bob Dance, le chef mécano génial, le savait, il en avait parlé aux autres ; il ne faut pas oublier que tout ça se passe seulement six mois après la disparition de leur patron. Ils avaient tous le plus profond respect pour lui. C’est d’ailleurs totalement justifié, Chapman pour tout le monde, c’est Monsieur Formule 1, il avait un sale caractère, lui aussi piquait des grosses colères, mais c’était un type exceptionnel. Pour la nuit des temps ce sera Chapman qui aura marqué la F1. Il n’a pas fait sept titres de champion du monde F1 par hasard.  

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Elio de Angelis © Jean-Paul Orjebin

Nous avions réussi notre démentiel challenge, 30 jours après mon arrivée, deux F1 Type 94T étaient  à Silverstone GP. Celle d’Elio de Angelis avait juste fait un tour à Donington et celle de Nigel Mansell, pour un problème de système électrique, n’était pas en ordre marche, donc0 km. Premiers essais officiels : meilleur temps… Elio de Angelis ; personne ne pouvait le croire dans le paddock, moi y compris ! Quelle joie, pour toute cette fantastique équipe !

Nigel, qui n’avait pas sa voiture 94T, était loin dans le classement mais en fait il était presque plus content qu’Elio. Elio a été stoppé en course par une casse de turbo au 3e tour et Mansell, qui étrennait sa voiture, sans aucun roulage, faisait une course mémorable en passant de la 21e place sur la grille à la quatrième position, en bagarre avec Arnoux qui l’avait bien bouchonné pour l’empêcher de lui pendre sa place sur le podium. Mansell avait été la star de cette course. Je n’ai pas de mots assez forts pour décrire l’ambiance autour du Team Lotus… ressuscité.

Chez Lotus, j’ai certainement vécu la plus folle période de la F1. Dans les années 1979/80, les F1 avaient déjà des performances incroyables avec l’arrivée des jupes latérales. On avait déjà des valeurs d’accélération transversale d’environ4 Gdans certaines courbes. Ç’était extrêmement dangereux car il suffisait qu’une jupe se coince, ou coulisse mal et le pilote pouvait avoir un très grave accident par perte subite d’adhérence. On le savait, on y pensait, c’était chaud, mais il fallait avancer… Puis on est arrivé à des puissances ahurissantes sur les petits moteurs turbo 6 cyl de1,5 l, plus de 1300 CV en qualif. On utilisait la pression de suralimentation la plus haute possible et avec des turbos très performants on approchait 5 bars. On était tous tombés dans le déraisonnable, dans la  connerie, on avait de l’essence dangereuse à manipuler, il fallait porter un masque et se protéger les mains. C’était la guerre à la performance chez les pétroliers. Mais comme ce n’était pas suffisant, on s’est mis à  refroidir l’essence  pour la course, vers -15, -20° afin d’augmenter la quantité dans le réservoir donc avoir la possibilité d’utiliser plus de puissance. Parfois on bloquait les pompes à essence ou pire, on pouvait  endommager la coque à cause de la dilatation de l’essence sur la grille de départ.

Pour faire une pole, il suffisait d’avoir Ayrton, une Lotus 97, 5 bars de sural avec le brillantissime V6 Renault pour un tour, car les pneumatiques qualif ne faisaient qu’un seul tour ainsi que des turbos neufs spécial qualif. Pour faire le 2e tour de qualif, il fallait simplement changer les turbos qui arrivaient au stand à plus de 1 000 degrés, les pneus, le mini d’essence… du pur délire ! On avait fait 9 poles de suite avec Ayrton !  

On passera vite sur la période Senna parce que je crois que son évocation vous fait souffrir.

GD – Oui passons. Ayrton voulait absolument que je le suive chez McLaren. J’avais été très sérieusement approché l’année précédente par Ron Denis mais j’avais  décliné son offre. Quand Ayrton a quitté Lotus, je lui  avais fait une lettre  dans laquelle  je lui disais que j’étais désolé de ne pas avoir réussi à lui faire une voiture pour être champion du monde et que je ne pouvais pas le suivre parce que j’avais un contrat que je voulais respecter. Je concluais en lui disant que j’étais certain qu’il serait plusieurs fois champion du monde. Il y a un journaliste qui l’a lue cette lettre, je ne sais toujours pas comment il a fait, c’est Johnny Rives ! 

Vous avez eu Nelson Piquet pour le remplacer.

GD – C’était très compliqué parce que il y avait eu Ayrton et que c’était connu de tout le monde que Nelson ne pouvait pas l’encadrer. Le jour où il est arrivé, en rentrant dans mon bureau il aperçoit sur un mur les photos que faisait faire traditionnellement  Peter War, une photo par victoire au championnat du monde, prise au même endroit, à Donington, donc il y en avait sept. Piquet les regarde et il me dit « Gerard, si tu veux qu’on discute ensemble, il faut que tu décroches tout ça.« 

Il détestait Senna, alors tout ce qui pouvait avoir un rapport avec le passé de Lotus l’indisposait. Vous pouvez imaginer l’ambiance dès le début de notre collaboration. Je n’ai pas accepté ses caprices. 

Un peu plus tard, dans l’atelier, je lui montre une voiture complète afin qu’il puisse déterminer une première vague de réglages  pour sa position de conduite, position des pédales, volant, etc. Je commet l’erreur de lui dire que c’était le mulet d’Ayrton. Il en est sorti comme un diable de sa boîte en disant qu’il ne conduirait pas une voiture qui avait été utilisée par Senna… Je me suis dit qu’on allait s’amuser avec un caractère pareil. Il y avait eu un gros contentieux entre les deux pilotes après un article de Nelson dans la presse à scandale de Rio pendant les essais hivernaux.

C’était un peu lamentable, c’est vrai que Nelson avait eu un terrible accident à Monza et que le retour était difficile. Il écoutait souvent le discours d’un soit disant coach, genre de gourou qui était sensé l’aider, c’était un peu spécial. Mais le plus grave, c’est qu’il était encore très loin de ses performances, pas beaucoup plus vite que S. Nakajima. Il était très difficile de communiquer avec lui et de parler technique, parfois   il s’allongeait dans le camion et dormait. Les résultats étaient bien sûr mauvais, et par conséquence nous n’étions pas à notre place dans les performances. Pour la première fois, je trouvais que la fin de mon contrat serait le bienvenue, je ne me sentais vraiment plus assez motivé pour poursuivre car l’ambiance souffrait beaucoup du manque de résultats. J’ai fait en sorte de ne pas avoir de coupure et de trouver très vite un nouveau challenge.  

Ce sera Larrousse ?

GD –  Exact, Larrousse avec un châssis Lola. Quand je découvre le châssis que Lola avait prévu pour Gérard Larousse, une fois n’est pas coutume,  je ne le trouve pas du tout à mon goût. Du coup je reste en Angleterre pour tenter de revoir ça et si nécessaire de reprendre tout à zéro. C’est ce que nous avons fait pratiquement en perruque chez Lola avec Murphy, un designer Lola très dans le coup et en plus bien sympathique. Un Français, super, était également venu pour nous aider. 

L’usine fermait vers 17/18 h et il était interdit de rester dans les locaux après cette heure-là. Avec l’aide de Murphy, nous avons très vite contourné les systèmes d’alarme afin de travailler une bonne partie des nuits qui étaient souvent très courtes. Heureusement d’ailleurs, parce que pendant cette période je logeais dans un bed and breakfast sordide, ma chambre devait faire guère mieux que 9 ou10 m², c’était vraiment pathétique. Des fois dans mon lit avant de m’endormir, je me demandais vraiment ce que je fichais là. (il n’y avait pas une seule chambre disponible dans l’unique  hôtel digne de ce nom de la petite ville). 

Je me suis quand même pris la tête avec les gens de Lola. Je voyais la façon dont ils travaillaient. Forts de leur succès et du nombre de voitures qu’ils vendaient aux USA, notamment en Indy, ce qu’ils faisaient était vraiment de la grosse production, avec des objectifs commerciaux évidents. Il m’a fallu me battre avec eux pour que nos triangles soient faits en acier 15CDV6, acier très performant mais très cher, c’est vrai le prix était multiplié par trois mais pour des raisons de sécurité cela me paraissait indispensable. D’ailleurs les grandes écuries de F1 avait fini par l’utiliser avant d’arriver au carbone. 
Nous avions comme propulseur le moteur V12 Lamborghini, léger mais fragile.  Mauro Forghieri avait fait du très bon travail avec son équipe mais il lui aurait fallu au minimum une année de plus de développement, pour ne plus connaitre ces problèmes de jeunesse. Je me souviens n’avoir fait qu’une bonne course, c’était au Japon où Aguri Suzuki a fait une belle 3e place.

J’ai bien aimé travailler avec Mauro, il connaît tellement de choses ! Mais devenir motoriste, c’est hyper dur, il avait fait un V12, petit, assez joli à voir, mais il lui a manqué du temps pour le fiabiliser. Il faut bien dire que malgré l’amitié que l’on avait les uns pour les autres, quand un moteur a des problèmes persistants, l’ambiance devient plus tendue, ça modifie un peu les relations. 

Et puis au grand étonnement de beaucoup, retour chez Ligier…

GD – J’ai cédé parce que j’aime bien Guy, mais c’était déjà très compliqué, la période Cyril de Rouvre qui s’est retrouvé en prison, puis l’arrivée de Briatore avec au milieu Tom Walkinshaw, enfin tout un ensemble de choses qui faisait que je n’étais pas à l’aise, plus le traumatisme de l’accident mortel d’Ayrton… J’avais vraiment fait le plein de F1. Trop sans doute. Il était temps pour moi de tourner la dernière page de la course de haut niveau après 31 ans.

15 jours après mon départ de chez Ligier, je reçois un coup de téléphone de Matra me disant : « on est dans la mouise, on a promis à Renault de leur faire un Espace F1 et on y arrive pas trop, ce serait bien si tu venais car tu connais bien le moteur Renault F1 et tout le train AR et la BV viennent de la F1 Williams FW14. » Donc destination Paris. Ç’était aussi une nouvelle aventure, il y avait bien sûr encore un sacré boulot avant de rouler. Comme d’habitude, on était à la bourre et Renault réclamait son engin.

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Matra F1 Musée de Romorantin © Olivier Rogar 

Finalement l’Espace F1 a été une grande réussite et a eu beaucoup de succès. Alors que j’étais très inquiet, je pensais que l’on risquait des problèmes de fiabilité avec les matériels F1, qu’on allait perdre les roues, casser des suspensions tellement c’était risqué de mettre des suspensions de F1 Williams, un moteur V10 Renault F1 de 850 CV, une BV séquentielle Williams avec d’embrayage bi disques carbone, bref  tous les ingrédients d’une Formule 1 sous une carrosserie de voiture de 1500 kg au lieu de 550 kg pour une F1. Incroyablement nous n’avons eu aucun problème pendant toute la semaine de  roulage !

Dans cet Espace F1, sur le circuit Ricard, Alain Prost a terrorisé un grand nombre de VIP. Ils n’étaient pas tous très vaillants après leurs 2 tours de manège, certains descendaient du monstre dans un état lamentable. Je ne suis jamais monté à bord, j’avais peur et puis je connais Alain, je pense qu’il aurait réduit un peu la marge de sécurité à 315 km/h en vitesse max juste avant la grande courbe de Signe… Très peu pour moi, c’était trop dangereux !

Après ce succès médiatique Renault/Matra, je me rappelle très bien Philippe Guédon, patron de Matra Auto, me dire « Gérard vous connaissez le monde entier, il serait bien de tenter des contrats internationaux« . Un petit département du Développement international s’est créé et j’ai repris ma valise pour parcourir les pays asiatiques, sud-américains. Nous avons eu de belles réussites, en particulier en Malaisie où le groupe Petronas nous a passé commande de 1000 taxis NGV, conçus sur la base de l’Espace, avec des réservoirs en carbone pour stocker du gaz naturel à 250 bars sous le châssis. Ç’était de la haute technologie. Ce n’était pas qu’un exercice de style, très réussi au demeurant, mais un défi technique que la dangerosité de l’utilisation de gaz naturel à très haute pression rendait compliqué. Une collaboration avec un groupe indonésien important avait été signée par J.-L. Lagardère lui-même pour fabriquer environ 100 000 Espace par an. Les bâtiments et les équipes étaient fin prêts quand une crise financière soudaine dans les pays asiatiques a totalement anéanti cet énorme projet. 

Durant cette longue période au service de la F1 vous avez été sollicité par nombre d’écuries, jamais par Ferrari, c’est étonnant.

GD – Et pourtant je l’ai été, mais j’ai gardé ces rencontres avec Enzo Ferrari pour moi. Les seuls qui étaient au courant étaient Marco Piccinini qui y assistait, et Ayrton. Une première rencontre à eu lieu dans le bureau d’Enzo Ferrari à Maranello et une seconde,  plus incroyable, plus rocambolesque, s’est tenue chez Monsieur Ferrari, dans sa maison de Modène. Celle là, je ne suis pas prêt de l’oublier, c’est une vraie histoire, presqu’un film à l’italienne ! 

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Enzo Ferrari © Jean-Paul Orjebin

C’était pendant ma période Lotus, j’étais chez moi à Norwich, dans ma petite maison, un dimanche matin vers 8 heures, le téléphone sonne, j’étais à peine sorti de mon lit. Au bout du fil quelqu’un avec l’accent italien : « Allo c’est Marco Piccinini ». Je commence par lui demander ce qui lui arrive pour qu’il m’appelle chez moi  un dimanche, « Gérard,  je dois te dire que sur l’aéroport de Norwich , il y a un jet de l’Aeroleasing qui t’attend  parce que l’Ingeniere veux te voir à Modène ce midi. »
J’avais vraiment cru à une farce mais Marco a beaucoup insisté,  je me suis dit qu’il fallait quand même aller voir si c’était bien vrai, l’aéroport n’était pas loin, je me prépare, prends ma voiture et 20mn après j’arrive à l’aéroport, désert, comme peuvent l’être les petits aéroports de province un dimanche.  En effet, il y avait bien  un Jet  AeroLeasing  sur le tarmac, une jeune femme s’est approchée de moi dans le hall, j’étais bien attendu. 

Après 10 mn de vol, Marco Picccinini m’appelle pour me remercier et surtout pour m’expliquer comment les choses allaient se passer à mon arrivée à l’aéroport de Bologne. Une personne m’attendrait à ma descente de l’avion et me guiderait directement à une voiture sur un petit parking de l’aviation privée, pas de douane, sortie très discrète. 
Tout s’est passé comme prévu et dans cette fameuse voiture, à côté du chauffeur, une personne correspondait par talkie-walkie. Je ne comprenais pas tout ce qui se disait mais j’étais là et tout était ok. Marco m’avait prévenu que pour aller directement à la maison d’Enzo Ferrari des tas de précautions devaient être respectées mais ça frisait un peu trop la parano à mon sens. À un péage sur l’autoroute on m’a fait changer de voiture, au cas où on aurait été suivis. À Modène, un grand  porche s’est ouvert à notre approche et pratiquement sans nous arrêter nous sommes entrés dans une cour intérieure, les portes se sont immédiatement refermées derrière nous. J’avais l’immense privilège d’être chez Enzo Ferrari. Marco était là et s’est empressé de s’excuser pour tous ces mouvements qu’il justifiait par le fait que l’Ingénieur était très épié. Je me suis retrouvé dans un grand bureau très sombre où Enzo nous attendait, Marco m’a fait assoir sur le coté droit, très près du bureau et lui resté debout à 2 ou3 m derrière moi. Etonnante atmosphère !

J’étais très très  impressionné, j’en menais pas large. Avec l’épisode de la route depuis l’aéroport, je me rendais compte qu’ici tout était très spécial. L’atmosphère confinée, très sombre, qu’il y avait dans cette pièce, Marco debout derrière moi et Enzo derrière son grand bureau avec ses lunettes un peu foncées, tout cela me figeait littéralement. Je vivais là un moment indéfinissable, c’était, je dois l’avouer, trop solennel, presque oppressant. 
Démarre alors un dialogue, en italien, surréaliste,  Enzo Ferrari, avec le sourire et d’une voix très douce : »Petit, c’est toi que je veux à la Ferrari. Moi : C’est impossible, Marco le sait, je suis chez Lotus avec Ayrton. Ferrari : Mais je veux Ayrton aussi. Moi : Mais j’ai signé un contrat. Ferrari : Ce n’est pas grave nous paierons ce qu’il faut, nous avons les avocats qu’il faut. »

Il avait des post-its rose sur lesquels il écrivait des sommes en dollars et il les faisait glisser sur son bureau dans ma direction  pour que je les voie bien et il me disait : « Regarde petit, regarde », puis il me redisait combien il tenait à ce que je vienne rejoindre la Scuderia. 

Je faisais semblant de pas voir et je repoussais son papier, très lentement.  Comprenant certainement que je refusais ses propositions, il reprenait un post-it et il notait une somme plus importante. Je ne dirais jamais les sommes que je lisais, c’était fou. L’entretien a duré un bon moment, il insistait tellement que cela devenait presque insupportable. J’avais un immense respect pour lui et la situation devenait difficile pour moi. Je ne savais plus quoi lui dire pour m’en sortir alors, le plus sérieusement possible j’ai dit : « Merci beaucoup Ingénieur, votre  proposition est un très grand honneur pour moi, mais je ne peux pas quitter Lotus. » Ils m’ont ramené à Bologne et le Jet  a redécollé pour  Norwich. Quelle histoire !

Il y a eu une suite qui s’est déroulée à Brands Hatch GP, un soir dans le Motorhome Ferrari où j’avais emmené Ayrton, nous avons vécu Ayrton et moi un très grand moment. En direct, haut-parleurs ouverts, un échange téléphonique entre Enzo Ferrari et Marco Piccinini, où l’ingénieur faisait savoir à  Marco, tout le mal qu’il pensait de lui de ne pas avoir réussi à me convaincre de rejoindre la Scuderia. C’était violent et j’avoue que je n’étais pas si fier d’être responsable de cette mémorable dispute.  

Vous avez gardé des objets, des documents, des souvenirs  de ces années-là ?

GD – Non presque rien, j’ai beaucoup détruit en passant divers papiers à la déchiqueteuse. J’ai   conservé très peu de choses, par exemple des peintures de Michel Lecomte (qui vient de nous quitter), où je suis avec Ayrton, et une autre de Elio, quelque photos, quelques albums d’articles de presse que l’on m’a offerts. C’est quand même assez impressionnant de se voir vieillir.

J’ai travaillé énormément, trop sans doute, ma carrière est faite de très grandes joies, de bonheurs, mais aussi d’immenses tristesses. J’ai eu  l’énorme  chance d’entrer chez Matra, d’avoir eu le privilège d’y côtoyer des personnes d’exception comme J.-L. Lagardère et des pilotes de très grand talent. A partir de là, j’étais devenu adulte et je pouvais affronter sereinement d’autres importants challenges. 

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Ducarouge – Senna © Michel Lecomte www.michelzlecomte.fr

Trois heures d’entretien avec Gerard Ducarouge, trois heures passionnantes, en face à face, les coudes sur la table. Trois heures pour découvrir un homme assez éloigné de l’image de mercenaire que je pouvais avoir de lui. Trois heures avec des moments de franche rigolade et d’autres de très fortes émotions, de celles qui assèchent le gosier et font briller les yeux. 
Je dois ici dire un grand merci à Gérard pour la confiance qu’il nous a témoigné et pour les moments très forts où il est allé juste un peu au-delà de la franchise. 

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Monsieur Gérard Ducarouge, mars 2012 © Jean-Paul Orjebin

Jean-Paul Orjebin

(*) : Précédemment publié sur Mémoires de Stands

 

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