A bout de souffle – Roger Masson
Le virage de Mulsanne approche, le moteur de la frêle Lotus Mk XI se met à hoqueter. L’auto ralentit bien avant le point de freinage habituel de son pilote. Ce dernier louvoie pour tenter de réamorcer la pompe à essence mais sans résultat. La barquette N° 41 s’immobilise sur le bord droit de la piste.
François Coeuret
Sous le crâne du pilote, les hypothèses se percutent. « Ils se sont gourés dans le décompte des tours… Mon réservoir n’a pas été rempli comme les fois précédentes…La suite des évènements s’impose. Pas question de renoncer à quelques heures de l’arrivée… Il faut ramener au stand la petite Lotus 1098cc engagée par André son équipier.
Il fait déjà chaud ce dimanche 23 juin 1957 en fin de matinée lorsque Roger ôte son casque et s’extirpe de son siège. Le volant positionné à droite va lui permettre dans un premier temps de pousser la voiture de ce côté en contrôlant la progression avec la main gauche sur le volant. La droite, en appui sur la carrosserie, pousse en même temps que ses jambes propulsent lentement l’auto.
Roger n’a même pas songé aux kilomètres qu’il va devoir accomplir, une seule obsession l’habite, poursuivre sa route coûte que coûte. A quatre km/h s’il le faut, en serrant sur le côté droit de la piste afin de gêner le moins possible les concurrents qui le frôlent. Mulsanne est passé… L’objectif suivant se nomme Indianapolis… Un méchant 2000 mètres dans ces conditions…Le pilote est passé derrière pour pousser, son souffle s’accélère, ses muscles durcissent mais il continue, chaque dizaine de mètres parcourus est une victoire vers l’objectif visé : remplir ce satané réservoir. L’esprit commande mais le corps dispose, il est temps de reprendre sa respiration. Durant sa courte pause Roger s’est débarrassé de sa chemise trempée.
Il reprend son cheminement tel un bagnard de la route, revenant régulièrement vers le volant pour redresser la direction. L’exercice pourrait finalement être ajouté aux douze travaux d’Héraclès d’autant que la carrure du bonhomme n’est pas celle d’un pilier de rugby. Roger commence à souffrir des pieds, ses chaussures ne sont pas prévues pour cet exercice inattendu. Il les enlève en même temps qu’il apaise sa respiration. Chaque arrêt pour récupérer des forces est un relai engageant la poursuite du cheminement. Indianapolis arrive… enfin…La gorge sèche, les muscles des bras et des jambes douloureux, Roger passe enfin le cap. Sa volonté n’est pas ébranlée pour autant…Direction Arnage, impossible de renoncer, ce n’est rien par rapport à ce qu’il a déjà réalisé. Le pilote passe le droit, il entend les applaudissements et encouragements de spectateurs. Ce soutien lui fait oublier qu’il ne se trouve qu’à mi-chemin de la délivrance. Douleur, crampes, pieds qui brûlent l’obligent à augmenter ses temps de relâchement. Maison Blanche ne sera pas encore sa maison de repos mais comme il aimerait l’avoir atteinte !…Poursuivre…Poursuivre…Il faut être doté d’une sacrée résistance à la souffrance pour cela mais Roger n’est pas homme qui abdique…
Obsession : pousser, pousser les 450 kg posés sur quatre roues. Cette gageure, ce périple de près de 7 km, il va l’accomplir comme un héros bien particulier parmi les cent huit pilotes de la course. De son stand André Héchard aperçoit sa voiture au loin, il n’en revient pas. Alors qu’il confie sa monture aux mécaniciens, Roger est au bord de s’écrouler après cette heure et demie d’efforts. Boire, s’alimenter, récupérer, Roger Masson a atteint son objectif. La Lotus MK XI N° 41 va poursuivre sa ronde mécanique à l’issue de cette performance physique. Elle sera classée seizième.
Le dernier exploit du genre avait été accompli par un autre Roger, nommé Gaillard qui en 1951 ramena sa Monopole au box depuis Arnage. Le règlement va changer à la suite de cette performance signée Roger Masson. L’ACO, pour des raisons de sécurité, va interdire de pousser une voiture sur la piste afin de la ramener aux stands, la manœuvre ne restant autorisée que dans la ligne des stands. Le drame de Buenos-Aires en 1971 rappelle le côté judicieux de cette mesure.
Roger Masson a piloté durant dix années au Mans de 1956 à 1965. Il ne termina qu’à quatre reprises, douzième en 1956 au volant d’une DB Panhard, son meilleur classement. Il finit treizième en 1960 sur une Lotus Elite, vingtième en 1964 sur l’Alpine M 63. Passionné de rallye, il remporte avec Jean Vinatier le Tour de Corse 1964 sur une Renault 8 Gordini. Il tente l’aventure du Marathon Londres-Sydney en 1968. Victime d’un accident, il est touché aux vertèbres et rapatrié en France. Sa carrière stoppe net, il devient agriculteur à Lutz-en-Dunois. Comme l’a notifié Olivier Favre à la fin de l’année dernière, Roger Masson a disparu en 2014 à l’âge de 91 ans.
Illustrations @ DR
J’ai un souvenir précis de Roger Masson Encore enfant, je regardais la retransmission télévisée des 24 Heures du Mans 1963, et Roger Masson s’était fait remarquer après une demi-heure de course. Dans la cuvette qui précède le Tertre Rouge, sa voiture (une René Bonnet) avait heurté les fascines, puis avait fait deux tonneaux pour terminer sa course sur le toit, en plein milieu de la piste. Roger Masson avait été éjecté (je me demande bien comment, puisqu’il était dans une voiture fermée) et en était sorti totalement indemne. Je vous communique ci-dessous le lien du forum Motorlegend qui décrit parfaitement… Lire la suite »
Ce genre d’exploit témoigne parfaitement d’une époque où le mot « héroïsme » avait encore tout son sens. On pourra mettre en parallèle à l’incroyable effort de Roger Masson celui, identique dans la volonté de tout renoncement, de Innes Ireland à Monaco en 1960 quand le moteur de sa Lotus (décidément !) coupa dans le dernier tour du Grand Prix dans la montée de Beauregard, obligeant son pilote à la pousser sur les deux tiers du tracé pour obtenir au final… la 9e place !
Écrit par : Pierre Ménard | 19/10/2015
Répondre à ce commentaire
“L’incroyable effort” d’Innes Ireland à Monaco en 1960 vient en grande partie du fait qu’il pensait que sa boite de vitesse était complètement bloquée. Dans ses mémoires, il raconte avec humour qu’une fois franchie la ligne d’arrivée, un mécanicien enclencha le point mort avec le levier de vitesses et fit avancer la voiture avec le petit doigt.
Écrit par : René Fiévet | 20/10/2015
Merci pour cette très belle histoire Monsieur Coeuret. Histoire ancienne mais tellement moderne en même temps… Plus près de nous, il y eut certes Prost à Hockenheim ou Mansell à Detroit (efforts évidemment pas comparables) mais l’année prochaine, soit près de 60 ans plus tard, nous aurons Ricciardo et Kvyat à tous les Grand-Prix ! L’histoire est décidément un éternel recommencement.
Je sais c’est pas drôle et les blagues les plus courtes, etc. Mais pas pu m’en empêcher.
Écrit par : Flugplatz | 19/10/2015
Répondre à ce commentaire
Oui, Roger Masson poussant sa Lotus sur plusieurs kilomètres, moi aussi je me souviens de cet « exploit » qui fut, en son temps, fort médiatisé. Et certes, dans l’époque actuelle de courses hyper-sécurisées et de règlements hyper-contraignants pour des pilotes se comportant, souvent, comme des enfants hyper-gâtés, avec des voitures à l’électronique et aux périphériques hyper-sophistiqués, les occasions de ce genre d’exploit se font hyper-rares… Pour autant, en 2015, certains se souviendront peut-être, comme moi, d’avoir vu Fernando Alonso à la fin des essais qualificatifs « Q 2 » du GP de Belgique, à Spa, pousser sa McLaren-Honda, non sur plusieurs kilomètres, certes,… Lire la suite »