16 juin 2014

Gros moulins et petits lacets 1/2

1964-2014 : il y a exactement 50 ans Ford, lançait son assaut contre Ferrari au Mans et sur tous les circuits que fréquentaient alors les sport-protos. A cette époque il y avait au calendrier une étape très particulière où les gros V8 américains étaient a priori aussi à leur place qu’un éléphant dans un jardin de curé : la Targa Florio. Depuis plusieurs années déjà, Porsche y tenait la dragée haute à Ferrari avec des moteurs de 2 litres voire moins. L’idée de l’aborder avec des moulins de près de 5 litres pouvait donc paraître vaine, voire passablement farfelue.

Olivier Favre

De plus en plus anachronique, déjà, la Targa était unique, totalement seule de son espèce (si l’on excepte le GP du Mugello, qui n’avait pas sa renommée, ni son statut d’étape qualificative du championnat du monde des marques) parmi d’autres courses « normales ». Les Américains auraient donc pu la snober, on ne leur en aurait pas tenu rigueur. Pourtant, ils sont venus, ils ont vu et, s’ils n’ont pas vaincu, ils ont gagné le respect de tous en osant aborder ces routes siciliennes, étroites et sinueuses, avec des moulins débordant de chevaux, conçus pour les grands espaces.

C’est un hommage que j’ai souhaité leur rendre pour ce cinquantenaire, à eux, à leurs alliés français, anglais ou suisses, ainsi qu’à leurs successeurs italiens de 1970. Voici donc un rappel des aventures siciliennes des « big bangers », soit tous les moulins de plus de 4 litres ayant résonné dans la montagne au long des 72 km du circuit Piccolo delle Madonie.

1ère partie – 1964- 1967

1964 :

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26 avril 1964 : 21 ans après l’opération Husky et les troupes de Patton, c’est à nouveau en Sicile que les Américains débarquent en premier. La GT40 n’est pas encore prête (elle n’apparaîtra qu’un mois plus tard au Nürburgring), mais les roadsters Cobra 289 (4,7 litres) sont bien rodés et arrivent en force pour défendre leur position de leader au championnat du monde GT : cinq exemplaires sont engagés. Au volant de CSX2345 (n°142), Phil Hill cornaquera le néophyte Bob Bondurant et Dan Gurney fera de même pour Jerry Grant avec CSX2323 (n°146). C’est un équipage « chaud-bouillant » – Innes Ireland et Masten Gregory – qui se partagera CSX2260 (n°148), alors que CSX2301 (n°150) est confié aux locaux Vito Coco et Vincenzo Arena. Cette armada bleu métal est complétée par un roadster privé blanc (CSX2155 – n°152) dont l’équipage est le cauchemar des speakers, mais du nanan pour les gazettes relatant la vie de ceux qu’on n’appelle pas encore les « people » : Tommy Hitchcock III, jeune héritier d’une grande famille WASP de la côte Est des Etats-Unis et Zourab Tchkotoua, Prince géorgien dont la famille a fui la révolution bolchévique quelque 50 ans plus tôt. Nos deux bien nés sont passés à l’ennemi, après leur 8e place ici même l’année précédente avec une Ferrari 250 GTO.

 TF64-Cobra-Ireland-Gregory.jpg

En l’absence de Ferrari, justement, les Cobra se posent en rivales directes des nouvelles Porsche 904. Et, durant la première moitié de l’épreuve, le duel germano-américain tient toutes ses promesses : alors qu’Ireland et Gregory accumulent les ennuis, les trois autres Cobra officielles sont groupées dans les 5 premières places, avec Gurney-Grant en fer de lance. Mais, alors que Coco-Arena doivent se retirer moteur explosé, les suspensions arrière des deux autres Cobra ne résistent pas aux ruades incessantes sur les bosses. Alors que Hill et Bondurant abandonnent, Gurney ralentit, recule jusqu’à la 8e place, mais parvient à se traîner jusqu’à l’arrivée, où personne n’est là pour le féliciter de son obstination : son équipe a plié bagages suite à une fausse information ayant rapporté l’abandon de la Cobra survivante dans la montagne !

1965 :

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Cette année, les Cobra ne sont pas là. Manquant de traction dans les virages lents, elles ne sont décidément pas faites pour la Targa. Shelby a préféré développer le coupé Daytona pour remédier à l’autre défaut du reptile : son aérodynamique pénalisante sur les circuits rapides. Mais il y a quand même une Sunbeam Alpine Tiger, soit un gros V8 Ford dans un « gentil » cabriolet anglais. Tiens, ça ne vous rappelle rien ? Eh oui, l’idée de Shelby était bien de produire ce nouvel hybride chez lui en Californie, mais le groupe Rootes, détenteur de la marque Sunbeam, décida finalement de confier le contrat à des Anglais, en l’occurrence la firme Jensen. En tant que concepteur-initiateur de ce cocktail, Shelby se consola avec des royalties sur chaque exemplaire produit.

Cette Tiger 4,7 litres se signale aussi par l’identité de l’un de ses pilotes : l’équipier de Peter Harper est en effet le révérend Rupert Jones, vicaire de l’église All Saints Hammer Rochdale. Une étonnante histoire que les anglicistes pourront consulter ici : http://www.mountgreen.co.uk/gallery/Vita_D_1963.html

Tout d’abord non classée en raison d’un trop grand retard sur le vainqueur de sa classe – qui n’est autre que la Ferrari P2 victorieuse au général – la Sunbeam de Harper-Jones est finalement réintégrée au 16e rang, complétant ainsi la bonne performance d’ensemble des pilotes et voitures britanniques lors de cette 49e Targa Florio.

Une performance à laquelle le spyder GT40/111 a lui aussi contribué, malgré son abandon. Car il était engagé par Ford Advanced Vehicles, basée à Slough, en Angleterre. Créée moins d’un an auparavant, la structure dirigée par John Wyer est durant cette année 65 progressivement reléguée au second plan par les grands manitous de Ford USA, au profit du team de Carroll Shelby. Elle bénéficie cependant de quelques bons de sortie en course, dans une optique de recherche et développement, notamment en vue d’en recueillir des enseignements censés profiter aux voitures-clients que FAV est chargé de contruire. Justement, le spyder 111 à moteur Cobra 4,7 litres étrenne une évolution technique de taille : la nouvelle boîte ZF commandée par Wyer, en remplacement de la Colotti qui cassait avec une régularité désespérante en 64.

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Confié à John Whitmore et Bob Bondurant, ce spyder anglais est fort logiquement vert, mais un vert panzer, beaucoup moins seyant que le British Racing Green. Il va se comporter plus qu’honorablement, tenant longtemps la 3e place, jusqu’à ce que la perte d’une roue sur la longue ligne droite côtière précédant les stands ne lui fasse perdre 20 minutes et toute chance de podium. C’est finalement sur une sortie de route de Bondurant dans l’avant-dernier tour que s’achève la course de la Ford verte, qui aura au moins prouvé qu’une GT40 n’était pas anachronique sur les petites routes de Sicile.

 1966 :

 Il faut croire que la prestation de 1965 a laissé quelques regrets du côté de Slough. Car, s’il n’y a toujours qu’une seule GT40 engagée l’année suivante, une blanche aux couleurs de Ford-France, l’immatriculation britannique et, surtout, la présence dans le stand de John Wyer indiquent que la course de l’équipage Greder-Ligier sera suivie de près chez FAV.

 TF66-GT40 1007-3.jpgPour la Targa, le millésime 66 est l’équivalent de 1970 pour les 24 Heures du Mans : un temps pourri, la pluie et la boue en lieux et places de l’habituel printemps sicilien qui fait de la Targa l’étape la plus agréable de l’«endurance circus » de l’époque. De quoi compliquer la tâche à tous les concurrents, spécialement à ceux qui, comme notre GT40, ont déjà trop de chevaux sur le sec. Pourtant, évitant les embûches qui ont raison de nombre de concurrents, la GT40 1007 (celle que l’on voit dans « Un homme et une femme » de Claude Lelouch) s’achemine vers une superbe 4e place quand, dans le dernier tour, une fusée de roue casse. Privé de sa roue arrière gauche, Guy Ligier s’arrête définitivement à 12 km de l’arrivée. D’après Henry Greder, dans son livre Only one life, mine, la responsabilité de cet abandon incombe au pilote, qui aurait « continué à attaquer comme un fou » pour tenter d’approcher ses propres temps. Ambiance … On se contentera ici de faire remarquer qu’un mauvais sort du type « roue de l’infortune » devait planer sur cette GT40 car, trois jours plus tôt, son camion transporteur avait déjà perdu une roue sur l’autoroute, obligeant la Ford à rejoindre la Sicile par elle-même.

TF66-GT40 1007-fin.jpgTF66-Cobra 7 litres.jpgD’abord omise du classement final, la Ford blanche fut quand même classée 12e et gagnante de sa classe en Sport, sur réclamation de Wyer qui fit valoir le règlement particulier de l’épreuve : si au Mans il faut absolument boucler son dernier tour pour être classé, à la Targa il suffisait de parcourir 90% de la distance accomplie par le vainqueur, même si on ne franchissait pas la ligne d’arrivée. Précisons encore que Ligier fut bien inspiré de rester près de sa voiture le temps que son équipe vînt le chercher. Sinon, c’est sans doute bien plus qu’une roue arrière qui aurait manqué pour faire une voiture complète ! En témoigne la mésaventure vécue par Ed Freutel et Tony Settember (l’Américain qui tenta de faire avancer les Emeryson-Scirocco F1 en 1962-63) avec leur Cobra 427, sans conteste le plus gros moteur (7 litres !) vu à la Targa depuis l’avant-guerre : accidenté dès le 2e tour, Freutel retourna aux stands à pied. Mais quand il revint chercher la voiture avec ses mécanos après la course, la Cobra n’en était plus tout à fait une !

1967 :

1967 c’est l’année de l’oiseau du Texas : contrairement à l’année précédente, Jim Hall engage sa Chaparral de 7 litres (châssis 2F001) pour Phil Hill et Hap Sharp. Nombreux sont les sceptiques parmi les observateurs et commentateurs : ce monstre va-t-il seulement réussir à couvrir un tour complet ? D’ailleurs, Phil Hill semble en douter lui-même ; quand on lui demande à l’issue de ses premiers essais si la 2F n’est pas trop fatigante à conduire, il répond simplement : « Si, fatigante. Effrayante aussi. Et inquiétante aussi. » Quant à Sharp, qui débute à la Targa et à qui on suggère qu’une voiture pareille doit être sacrément excitante à piloter dans les descentes, il rétorque : « De toute façon, montée ou descente, c’est pareil : on arrive toujours trop vite dans les virages. »

TF67-Chaparral.jpg

 Pourtant, les deux hommes vont faire bien mieux que de la figuration : au terme du 8e des 10 tours, la Chaparral est 4e derrière trois Porsche 910 officielles. Et c’est dans l’avant-dernier tour qu’une crevaison stoppe l’oiseau blanc. Oh, il y a bien une roue de secours, mais elle n’est pas d’une grande utilité : le coffre à bagages exigé par un règlement qui, une fois de plus, n’a pas peur du ridicule, ne peut la contenir que dégonflée … Ainsi s’achève bêtement la prestation du seul prototype 7 litres jamais vu à la Targa.

Cette même année, Henry Greder connaîtra lui aussi ce genre de soucis, mais moins définitifs. Ford-France est revenu avec deux voitures cette fois, ce qui a permis de séparer Greder et Ligier, pour le bien de tous. Si la 1007, de retour un an après et confiée à Schlesser-Ligier, abandonne rapidement en panne de transmission, Greder tient sa revanche avec la 1003 qu’il partage avec Jean-Michel Giorgi : 5e au général, il gagne la catégorie Sport et sa classe. Mais, comme Greder le raconte, toujours dans son livre polémique déjà cité, il tenait la 4e place sans les deux crevaisons qui le ralentirent dans les derniers tours. Heureusement pour lui, le « coffre » de la GT40 permet d’embarquer un pneu de route monté sur une jante large. De quoi rejoindre l’assistance, après avoir reçu l’aide de deux « Alpinistes » contraints à l’abandon non loin de là : Henry Grandsire et José Rosinski.

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 Ne quittons pas cette année 67 sans mentionner la participation d’un autre monstre : la Lola-Chevrolet T70 (SL73/112) d’Epstein-Dibley. Mais elle n’alla pas loin, pour cause de surchauffe et, surtout, de boîte de vitesses en vrac.

Fin 1967, la CSI sonne le glas  des monstres de 7 litres. Mais il y aura encore quelques gros moteurs en Sicile … (à suivre)

 

 

Photos DR sauf :

Lola 1967 : Photographic collection John Phillips

Ford 1966 (couleur) : Archivio Storico Enzo Manzo

 

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