8 novembre 2014

François Guiter, l’empreinte d’un géant

J’ai eu la chance de rencontrer François Guiter en février 2002, en vue d’un dossier que je préparais sur le V6 Renault turbo pour Automobile Historique. Il m’a aimablement reçu dans le fatras du bureau de sa maison de production de films, dans le XVIe. La stature du bonhomme m’a incité à dépasser le cadre restreint de mon dossier en devenir et à avoir une discussion à bâtons rompus sur sa foisonnante carrière, tout en sachant que je ne me servirais que d’une petite partie de cette rencontre… dans l’immédiat. Douze années plus tard, je me sens de publier dans Classic Courses la totalité de cette conversation

Propos recueillis par Pierre Ménard

1217754810Quel fut votre parcours avant votre arrivée chez Elf  ?

Je venais du cinéma d’aventures, dans le genre de ce que fait, toutes proportions gardées, l’équipe d’Ushuaïa. On faisait des films de voyages, de plongée. J’ai fait vingt films qui ont eu pas mal de succès. J’aurais du continuer dans cette voie, mais lors d’une expédition avec Tazieff dans des grottes sous-marines, j’ai perdu mon frère. Quand j’étais nageur de combat dans la marine, j’ai aussi perdu beaucoup de copains. J’ai donc dû abandonner cette vie de voyage car ma famille avait vraiment besoin que je reste là. J’avais bien effectué autrefois deux ans d’études d’architecture – le métier « familial » du côté de ma mère – mais ça me barbait. Je me suis donc dirigé vers la publicité en pensant que ç’était quelque chose que je saurai probablement faire. Et je suis rentré dans une société américaine qui s’appelait la Caltex.

C’était une très grande société mondiale, réunion de Standard California et Texaco. En France, c’était une petite société. J’étais donc chargé de la publicité et je crois que je ne m’en suis pas trop mal sorti puisque, lorsque la boite a été rachetée par le gouvernement français qui voulait lancer une marque en France, c’est moi qui ait été chargé de ce lancement. Le lancement d’une telle marque n’étant pas très courant à l’époque, j’ai demandé à mes deux grands patrons, qui étaient Jean Méaut et Jean Prada, de me décrire l’image qu’ils désiraient pour cette nouvelle marque. Ils voulaient qu’elle soit jeune, dynamique et française, plus française que Total en tous cas. Les ingénieurs de l’époque étaient très performants – et ils le sont toujours – et ils voulaient faire passer une image de qualité technique. Je me suis alors demandé ce que voulait dire « qualité technique » pour des produits pétroliers touchant le grand public. On a alors « délimité » notre public et on s’est aperçu qu’il était plus jeune et plus urbain que la moyenne nationale. Puis, on a cherché comment symboliser cette fameuse qualité technique et, durant l’enquête marketing, on est tombé sur la course automobile. Nous étions en 1966, un an avant le lancement de la marque Elf en avril 1967.

Personnellement, je n’avais jamais vu de course de ma vie et je n’y connaissais rien. On s’est inquiété de connaître la position de la France dans la course et on s’est alors aperçu qu’elle ne représentait plus grand chose. A part Alpine-Renault qui marchait bien en Rallyes – et qu’on a récupéré l’année suivante d’ailleurs – c’était le vide. En circuit, il y avait autrefois eu Talbot et Gordini, et des pilotes comme Rosier, Wimille, mais dans les années soixante, il n’y avait plus personne. Il y avait bien une petite marque qui avait acheté Deutsch-Bonnet et qui voulait se faire connaître. Leur Formule 3 avait bien marché et ils commençaient à construire une Formule 2. C’était Matra.  On a pris contact avec eux et on s’est rejoint sur le principe de faire un accord de longue durée, ce qui était rarissime à l’époque. C’est au Rallye de Monte-Carlo – trois mois avant le lancement de Elf –  qu’on a annoncé notre programme, basé sur quatre ans: première année, on gagne en Formule 3 et on lance le projet d’un moteur de Formule 1, deuxième année, on gagne le championnat d’Europe de Formule 2, troisième année on gagne le championnat du monde de Formule 1 et quatrième année, on gagne Le Mans. C’était le discours commun Lagardère-Prada. Nous étions inconnus et nous appelions encore UGD – Union Générale de Distribution – et tout le monde s’est bien foutu de notre gueule ! Et bien, on l’a fait. Il n’y a qu’au Mans où il a fallu, pour que Matra gagne, éliminer du règlement les voitures comme les Porsche 5 litres. Et là, Matra a gagné trois fois, mais on les avait alors quittés car Renault nous avait mis le marché en mains.

Quel est le premier pilote que vous avez favorisé ?    

C’étaient, de façon naturelle, les pilotes Matra : Beltoise, Pescarolo, Servoz-Gavin, Weber qui s’est tué tout de suite après, et « Papy Mougeot » [Jausseaud, NDLA] qui a gagné Le Mans bien après.La première année, Henri a gagné le championnat haut la main, tellement haut la main que ça agaçait les gens de Renault qui avaient une Formule 3 qui ne marchait pas à l’époque. Ils sont venus nous voir et nous ont demandé ce qu’on pouvait faire ensemble. Mon patron discutait avec Maison, qui était énarque comme lui et son homologue chez Renault, et lui a alors dit : « On peut faire du commerce ». Et on a aussi prit la course sous notre aile.

Déontologiquement parlant, vous pouviez miser sur les deux tableaux, Matra et Renault ?

Oui, on avait un contrat de quatre ans avec Matra, alors on poursuivait notre contrat. On a fait ce qu’on a pu pour marier Matra et Renault, mais ça s’est révélé impossible. Les châssis Alpine étaient bien, les moteurs Matra étaient bons, pour Le Mans notamment, ça aurait pu faire un bon ensemble. Mais Floirat et Dreyfus n’ont jamais réussi à se mettre d’accord.

255134826A quel niveau financier s’impliquait Elf dans le soutien de ses poulains ? Payait-elle par exemple des « volants payants » aux directeurs d’écurie qui l’exigeaient ?

Oui, on avait un contrat avec Matra qui comprenait tout, les charges, le crédit essence. Au début, Matra choisissait les pilotes, après on a décidé d’en choisir nous-mêmes. Le premier de la liste fut Cevert, qu’on a récupéré chez Shell et qu’on a mis en Formule 2. Puis plus tard, lorsque Servoz n’a plus voulu piloter [chez Tyrrell en 1970, NDLA], on a placé François en Formule 1.

Vous avez soutenu les marques françaises comme Matra, Renault ou bien Ligier, mais vous étiez aussi présents chez Tyrrell, puis Lotus plus tard. Avez-vous noté des différences évidentes dans les façons respectives de gérer une écurie de course, je veux dire du côté britannique et du côté français ?

On avait gagné le championnat du monde de Formule 1 avec la MS80 chez Tyrrell en 1969. Lagardère voulait absolument que son moteur coure en Formule 1 dès 1970. Jackie n’y croyait pas, il le trouvait « mou ». Et puis, il était très impliqué avec Ford. Jackie a été le premier a apporter le professionnalisme en F1. Je me rappelle qu’il allait passer un mois entier en Afrique du Sud durant l’hiver pour faire des tests de pneumatiques. C’était incroyable ! Il passait sa journée à essayer toutes les gommes. Parfois, les gars lui remontaient, sans le lui dire,  un train qu’il avait déjà essayé, eh bien il refaisait le même temps ! Il a tout le temps été performant. Plusieurs années après sa retraite, on lui avait fait essayer toutes les F1 du championnat, et quand il avait conduit la Lotus, Chapman était tellement bluffé qu’il était près à lui offrir un pont d’or pour le ré-engager. Jackie m’a alors dit : «  Je me prends au jeu, j’abaisse mes temps à chaque fois, mais qu’est-ce que je fais ? Je suis complètement con ! ».

Ensuite, Matra et Tyrrell se sont séparés, mais nous avons décidé de rester avec Tyrrell aussi. On avait donc Renault d’un côté, Matra et Tyrrell de l’autre. Ce n’était pas facile et on a du quitter les gens de Matra les larmes dans les yeux, Renault nous ayant fait comprendre que ce serait plus clair ainsi. En plus, il y avait eu incompatibilité entre Renault et Matra au niveau d’une éventuelle commercialisation de la 530. Renault avait refusé et Matra s’est allié avec Simca. Notre soutien aux deux marques devenait donc impossible et on a donc laissé Matra. Mais on est resté chez Tyrrell en Formule 1, et on a bien fait. On a gagné deux championnats du monde avec Jackie. Avoir un seul pilote ne nous suffisait pas, on a alors placé Beltoise, puis Servoz, puis Cevert qui s’est malheureusement tué. Pour bénéficier de plusieurs pilotes, on a pris sous notre aile des écoles de pilotage d’où sont sortis les Tambay, Pironi ou Prost.

Depailler ?

Depailler, on l’a récupéré chez Shell, comme Cevert. On a donc eu pour « mission » de former des pilotes. Cela a fonctionné parfaitement puisqu’on a eu sept pilotes en Formule 1 à une époque [1980, NDLA], ce qui était un peu mieux que maintenant [Nous sommes en 2002 et, pour mémoire, le contingent français en F1 se limite à Olivier Panis, NDLA]… Notre rôle était de les choisir et de les emmener jusqu’en Formule 1. Les écoles Winfield étaient labellisées Elf, et on prenait chaque année le lauréat. La première année ce fut Tambay, puis Pironi, puis Prost. Vous connaissez l’histoire de Prost ? Il avait complètement caché son jeu – le patron du jury était Ken Tyrrell – il était cinquième sur les cinq retenus en finale. Il faisait son service en Allemagne et était venu en fausse perm’ – il était secrétaire du colonel et s’était lui-même signé la perm’ – il avait une combinaison empruntée à Rafaelli. Et en fait, il a écrabouillé tout le monde en finale, comme il l’a fait ensuite en Formule Renault et en Formule 3. Au bout de quatre ans, il était en Formule 1. Sinon, nos pilotes passaient par la Formule 2 à l’époque : on a eu Laffite et Depailler, puis Jabouille et Arnoux qui se retrouvèrent en Formule 1 après avoir été champion de Formule 2. C’était la voie montante.

Vous avez « perdu » Prost en 1983, vous l’avez récupéré par la suite.

Oui. Quand il est parti de chez Renault, il n’avait plus de volant disponible. Puis, il a été pris chez McLaren. Là, Akram Ojjeh, le père de Mansour, a téléphoné à Chalendon [Albin Chalendon, patron d’alors de Elf, NDLA] le suppliant de fournir des carburants pour l’écurie McLaren. Prost avait aussi appuyé de son côté et Ron Dennis était d’accord. Mais Chalendon n’a pas donné suite pour éviter de froisser Renault, d’où Prost venait en plus de se faire virer. On a tout de même fini par récupérer Prost en 1993 et à gagner le championnat avec lui et Renault. C’était un super résultat pour tout le monde parce que, reprendre un problème qu’on a raté et le réussir dix ans après, c’est rarissime.

844441050Jusqu’à quelle époque vous êtes-vous personnellement impliqué dans la course automobile ?

Jusqu’en 1989. J’ai pris ma retraite à soixante ans comme tout le monde, mais je suis encore resté sept ans comme conseil, notamment sur des problèmes de télévision et de sponsoring. Je m’occupais de la promotion et la diffusion des films Elf dans le monde. Nous avions une notoriété considérable.

Comment avez-vous connu Patrick Depailler ?

J’avais quatre amis très chers, Cevert, Depailler, Pironi et Pescarolo. J’en ai perdu trois, il ne me reste qu’Henri. J’ai connu Patrick dès que l’on a passé notre accord avec Renault en 68. Il pilotait en Formule 3 avec un moteur très mauvais, qui cassait tout le temps, dont l’ingénieur était un certain Bernard Dudot. Je l’ai suivi en F3 en 69 puis, je l’ai amené chez March en Formule 2 où il est devenu champion. Il a notamment écrasé l’allemand qui était supposé gagner, Hans Stück. Puis, je lui ai trouvé une place chez Tyrrell pour le Grand Prix de France 1972 et quand Cevert s’est tué, il a pris naturellement sa place.

C’est le GP F3 de Monaco en 1972 qui le révèle au grand public. C’est grâce à cela, je suppose, que vous avez pu convaincre Ken Tyrrell de lui confier la troisième voiture à Charade cette année-là ?

Il était déjà connu dans le milieu. C’était un très bon pilote et beaucoup de gens l’avaient remarqué. Pour le Grand Prix à Charade, j’ai juste demandé à Ken. Comme il lui arrivait d’aligner trois voitures, je lui ai suggéré d’en confier une à Depailler, pour le tester en somme. Vous savez, on dit que Tyrrell donnait beaucoup sa chance aux espoirs français, mais en fait il avait un peu de mal à nous refuser quelque chose (rires). J’ai toujours voulu qu’il y ait un pilote français chez Tyrrell. A tel point qu’une année, je lui en ai imposé deux, Depailler et Pironi ! J’étais en vacances au Portugal, je lui ai téléphoné en lui disant : « C’est à prendre ou à laisser ». En vérité, Ken n’aimait pas trop être bousculé par les Français. Il les a donc engagés en rechignant, mais dès la première course Didier a ramené un point, alors l’équipe a été très satisfaite.

Au sujet de son accident de moto à l’automne 1973 alors qu’il avait signé chez Tyrrell, comment Tyrrell a-t-il réagi, et ensuite, avez-vous été obligé de vous faire en quelque sorte, l’avocat de Patrick, pour persuader Ken que son pilote serait bien présent en Argentine pour le coup d’envoi de la saison 1974 ?

Ken était évidemment très mécontent de ce mauvais coup, mais je n’ai eu aucune peine à le convaincre de garder Depailler malgré son accident car il aimait déjà beaucoup Patrick. Et Patrick a démontré à cette occasion une volonté de fer dans sa rééducation [Il pilotait la nuit à Charade sa R8 Gordini avec un casque lesté pour faire travailler les muscles de son cou et tendait un sandow entre la pédale d’embrayage et la colonne de direction pour préparer sa jambe affaiblie à affronter l’embrayage « d’haltérophile » de la Tyrrell, NDLA]. Il avait une volonté et une patience incroyables. De même plus tard après son accident de deltaplane, il a tout fait pour piloter à nouveau. Durant l’été 1980, on est parti ensemble une dizaine de jours en vacances aux Açores pour faire de la plongée sous-marine. Il s’est tué le lendemain de notre retour. Et ces salauds de chez Alfa Romeo ont essayé de lui coller ça sur le dos en disant qu’il était fatigué. Il pétait la santé, oui ! C’est quelque chose qui a cédé à l’arrière, il y avait des traces sur le bitume. Je suis allé exprès à la course suivante pour dire : « Ce que raconte Alfa Romeo est faux ! »

A quand remontent les premières discussions Elf-Renault pour la mise en place du programme turbo en F1 ?

A la fin des années soixante, Dreyfus avait interdit la course après les déboires de Renault en Proto. Fin 1970, Elf n’avait plus Matra, mais n’avait pas encore Renault, du fait de cette interdiction. Depailler et Jabouille sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient un châssis formidable [pour la Formule 3, NDLA]. On a étudié la possibilité de courir ensemble et Dudot fut chargé de mettre en œuvre un moteur. Ce moteur était tellement mauvais au début que Jabouille ne voulait pas monter dans la voiture lors de la première course ! En fin d’année, grâce au châssis fait par de Cortanze et Hubert, on a fait le doublé au championnat, Depailler premier, Jabouille second. Ensuite, je les ai fait grimper en Formule 2. Et là, on n’avait plus de moteur. On en a donc discuté avec mon copain Terramorsi qui était fana de course automobile.

A l’époque, les gens de Renault avaient conçu en partenariat avec Peugeot un V6 pour la voiture de série, appelé « V6 Douvrain ». Il allait d’abord sortir sur une Peugeot. Le nom de V6 était magique et les gens de Renault n’encaissaient manifestement pas le fait que cela se passe comme ça. C’est de là que nous est venue l’idée de construire un V6 « de course ». Il n’aurait rien à voir avec l’autre et on pourrait le mettre sur un petit proto 2 litres. Renault n’était pas chaud pour une telle entreprise et nous leur avons dit : « Si vous ne le faites pas, on ne paye plus les budgets courses ». Renault nous alors répondu : « On ne l’entreprend que si vous nous le commandez ». Et on a déboursé 300 000 Frs ! Je dois préciser qu’ils nous ont refait le coup quelques années plus tard, pour le moteur turbo. Le numéro 2 de Renault a alors écrit une lettre « prophétique » à mon patron, Jean Prada, lettre qui disait en gros qu’ils allaient faire ce moteur puisque Elf le demandait, mais qu’il n’en croyait pas son équipe capable et de plus, il ne savait pas ce qu’il allait en faire (!). Ce moteur a gagné le championnat 2 litres Proto, la F2 en écrabouillant BMW, sur une idée de Terramorsi, ils ont mis un turbo dessus et il a gagné Le Mans, et sur une idée de Tyrrell notamment, ils en ont fait un moteur de Formule 1 qui aurait du gagner le championnat…

Une idée de Tyrrell ?

Oui. On n’avait alors pas l’idée que Renault vienne en Formule 1. Tyrrell était avec Elf et l’idée est venue de mettre un moteur Renault dans un châssis Tyrrell. On en a discuté un jour avec Ken dans notre stand au circuit Paul Ricard. Deux options se présentaient à nous : soit faire un W9 3 litres, 3 fois 3 cylindres, ou alors faire un moteur turbo extrapolé du moteur endurance. Mais tout le monde à l’époque, les gens de Porsche, Forghieri, etc… pensait que le coefficient appliqué à la F1 (1,5 compressé contre 2 litres en Proto) ne permettait pas une telle entreprise. On a donc demandé à Ken son avis qui nous a répondu qu’en atmosphérique, on allait se heurter à l’énorme expérience de Cosworth, alors qu’avec un turbo on aurait plus de chance. Et donc, cet avis, ajouté bien sûr à d’autres événements, a contribué à ce qu’on se lance dans la conception d’un moteur turbo pour la Formule 1.

C’est assez incroyable comme histoire quand on sait que plus tard dans les années quatre-vingt, Tyrrell a été LE combattant de l’arrière-garde contre le turbo !

Absolument, mais il faut savoir qu’il avait commencé à faire une six-roues avec un moteur turbo Renault. Derek Gardner avait commencé le châssis, mais Ken a trouvé que le moteur était trop long à mettre au point. Il a pris peur devant les problèmes sans nom du moteur turbo et il a abandonné. C’est sûr qu’après, il a pris une position de pointe anti-turbo, comme tous les Anglais d’ailleurs…

Dans quel état d’esprit étaient les dirigeants de Renault vis-à-vis de la F1 au début des années soixante-dix ?

Chez Renault, il y avait un type qui commandait, c’était Dreyfus, et il était contre la compétition. Après, ils ont co-opté Hanon qui lui était vraiment pour. Il a décidé non seulement de fournir des moteurs, mais aussi de venir en temps que tel. Pour ce qui était de la F1 à l’époque, c’était quasiment interdit d’en parler chez Renault. Ils étaient lancés dans leur programme du Mans et c’était tout. Comme je vous l’ai dit, Renault nous a ensuite demandé de leur commander le moteur turbo. Il fallait 500 000 Frs, que je n’avais pas sur mon budget. Je suis allé voir mon copain qui gérait chez Elf le budget Préconisation en lui demandant cette somme. Quand je lui ai dit que c’était pour faire un moteur de Formule 1, il a manqué tomber de sa chaise et m’a répondu : « Mais c’est défendu ! ». Comme on ne pouvait pas officiellement sortir 500 000 balles pour un moteur de Formule 1, on a décidé d’appeler ça : « Essai de Moteur Performant ». Mais on a eu beaucoup de chance chez Elf, on avait vraiment carte blanche. Et comme on apportait des résultats qui parlaient d’eux-mêmes, on pouvait tout faire.

2155215306J’aimerais aborder maintenant le dénouement du championnat 83 si vous n’y voyez pas d’inconvénients. Malgré le fait d’en avoir discuté avec pas mal de personnes, notamment Bernard Dudot, qui m’ont expliqué en long et en large pourquoi Renault n’a pas porté réclamation contre Brabham, je n’arrive toujours pas à comprendre près de vingt ans après – et je ne suis pas le seul – comment Renault a pu ainsi se faire rouler dans la farine sans protester. Votre opinion là-dessus ?

On avait amené les preuves démontrant que le carburant utilisé par BMW était illégal. On aurait du gagner, mais bêtement, ils n’ont pas voulu faire de réclamation. Ce fut une énorme erreur. Les gens de BMW étaient des copains à eux, ils ne voulaient pas les vexer, etc… ils ont pensé qu’ils allaient les battre sur le terrain. Prost le leur avait dit : « On est en train de se faire rattraper ». Ils n’y ont pas cru et on a perdu à la dernière course.

De même qu’on a perdu deux années sur des conneries de Renault, lorsqu’ils étaient « maqués » avec Renix au lieu de faire un truc propre avec les Allemands ou les Italiens. On a perdu je sais combien de courses à cause d’une pièce qu’ils appelaient la « pièce Darty ». Ensuite, selon le bon système de Renault, ils ont viré le lampiste qui était Boudy – qu’ils viennent de récupérer maintenant soit dit en passant – et quand ils ont foiré, ils ont viré Prost. Et Prost qui me dit : « Je vais signer chez Ferrari ». Il me dit ça fin août, début septembre à Monza. Je lui réponds alors qu’il est malade : il est en train de gagner le championnat du monde et il va annoncer à son équipe qu’il les quitte en fin d’année, c’est foutu pour le championnat ! Pour en revenir à cette histoire d’essence, les gens de la Fédération, Balestre notamment, n’ont pas fait les recherches suffisantes. Ils n’ont récupéré qu’un avis de base de l’Institut Français du Pétrole.

Apparemment, il y avait eu un lot de carburant défectueux et BMW s’est appuyé là-dessus pour se disculper.

Ils ne se sont appuyés sur rien puisque personne ne leur a cherché querelle. Ils ont gagné le championnat et voilà. C’est un chimiste qui leur avait fait le carburant. On avait un garçon chez nous, qui s’appelait Fayard et qui était un génie, qui a apporté la preuve que leur carburant était illégal. Il suffisait alors de poser réclamation. Renault avait alors le chic pour se défausser des bonnes cartes. Ils ont donc viré Prost et, de toute façon l’équipe s’est ensuite écroulée. De même, ils auraient eu une autre occasion de gagner, c’était en 1986, avec Senna. Au lieu de fournir trois ou quatre équipes [Lotus, Tyrrell et Ligier, NDLA], ils auraient du mettre le paquet sur Lotus. La voiture était excellente et Senna était hors d’atteinte.

Revenons à ce championnat 83 perdu. Le discours officiel est connu, mais j’aimerais vous poser une question un peu provocatrice : ne pourrait-on pas penser que Renault, voyant Brabham en train de passer hors-la-loi, n’ait tenté de l’y rejoindre et ait, à son tour expérimenté un carburant spécial ?

Non, les ingénieurs qu’on avait sont les meilleurs du monde et ils le sont toujours [consciemment ou non, Guiter élude la question, NDLA]. Regardez dans les années V10, ce garçon, Fayart, faisait quatre carburants par course. On a fait cent carburants sur l’année. On avait un expérimental et un normal pour les essais et pour la course. Ils ont essayé de nous coincer en 1995 au Brésil en disant que notre carburant n’était pas correct, en fait il l’était. Le patron de chez nous, qui était ingénieur-chimiste est allé leur démontrer que ça ne tenait pas debout et ils ont reclassé Schumacher pour éviter le ridicule. On a envoyé le même carburant en Argentine et on n’a eu aucun problème. Vous savez, quand on a commencé la course avec Tyrrell, les apports des pétroliers sur les carburants et les lubrifiants étaient égaux à zéro. J’ai alors acheté un Cosworth et on a commencé à faire des essais d’huile. Au fur et à mesure des années, ils ont toujours essayé de nous coincer. Ils ont interdit nos carburants, ils essayaient de nous avoir par tous les moyens. Balestre a limité la consommation dans les années turbo avant d’interdire tout bonnement le turbo. A tel point que j’avais eu une « licence d’Or » que j’ai renvoyéà Balestre en disant : « Je n’ai pas obtenu beaucoup d’or de la course. Le peu que je possède, je vous le rends ».

Puis, il s’est levé en disant qu’il était l’heure de déjeuner, et m’a entraîné vers son restaurant russe favori au coin de la rue. Nous avons continué à parler d’histoires de courses, plus ou moins avouables, en dégustant un bortsch. En l’écoutant, j’étais convaincu que cette générosité, cette exigence et cette passion qui l’animaient étaient certainement les trois ingrédients qui lui avaient fait soulever des montagnes et créer des oasis en plein désert. Bon voyage, monsieur Guiter.

Crédits photos @ Archives Elf-Empreintes.

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