13/03/2025

La Formule 1 SoviEtique – Les flèches rouges – 1e partie

Très méconnu en Occident, le sport automobile russe est pourtant ancien puisqu’un Grand Prix fut organisé en 1913 et en 1914, avant de disparaître dans les soubresauts de l’Histoire. Renaissants après la Seconde Guerre Mondiale, les championnats automobiles soviétiques restent pourtant absents de nos anthologies : la Guerre Froide et le rideau de fer ont sans doute contribué à ce que l’étonnante vitalité de la production et des compétitions en URSS et dans les pays communistes « satellites » soit restée largement anonyme dans nos contrées. Sans parler des a priori occidentaux sur les voitures de l’est, dont l’interminable liste de « blagues Lada » en est une parfaite illustration. Sports-prototypes, barquettes, rallyes, monoplaces, toutes les catégories y furent représentées…y compris des tentatives en Formule 1 !

Nicolas Anderbegani

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Comme pour les autres grandes nations, l’aristocratie contribua à populariser l’automobile naissante au sein de la Russie des Tsars. Il faut dire que l’automobile, cette nouvelle folle passion, est très rapidement considérée comme un moyen d’affirmation technique et donc de fierté patriotique !

Le pionnier, Andreï Nagel

André Nagel et Vadim Mikhaïlov au départ de Saint Petersbourg – Russo-Baltique 24-30 HP -1912 Rallye Automobile de Monaco © DR

Le journaliste et pilote Andreï Nagel fut l’un des pionniers de la compétition automobile, ses nombreux engagements médiatiques et sportifs lui donnant une grande notoriété à l’étranger.   Sportif dans l’âme, amateur aussi bien de patinage de vitesse que de polo et de vélo, Nagel se met à rédiger des chroniques régulières sur ce sport naissant pour le magazine Samokat, puis créé en 1900 Sport, une publication plus éclectique, et enfin en 1902 lance son nouveau support, Avtomobil, très populaire jusqu’à sa disparition en 1917, dans lequel il fournit un nombre considérable d’articles. Membre de l’Automobile Club de Saint-Pétersbourg dès sa création, en 1902, puis membre à partir de 1904 de la société des ingénieurs russes, ainsi que de l’Automobile Club Impérial, il supervise le département chargé d’organiser des compétitions internationales. Ami du chef du département automobile de la firme Russo-Balt (RB), seule véritable marque automobile russe d’avant-guerre qui reçoit la permission d’apposer le symbole impérial de l’aigle bicéphale, notamment sur le bouchon des radiateurs, Nagel en devient progressivement responsable de la promotion. 

Entre 1910 et 1911, il dispute ainsi pour RB de nombreuses courses nationales et internationales, évoluant parfois même à motocyclette. Ses deux succès lors des rallyes impériaux l’incitent à s’inscrire au deuxième Rallye Monte-Carlo. Il y participe durant 8 jours pendant l’hiver 1912 avec le coureur pionnier automobile Vadim Mikhaïlov comme copilote au volant d’une RB Torpédo S24-55 roadster « type Monaco », motorisée par un 4 cylindres 5 litres de 55 CV qui affiche une vitesse de pointe théorique de 130 km/h. La voiture est spécifiquement préparée (réservoir supplémentaire, puissants phares à acétylène, absence de pare-brise pour la visibilité malgré le froid, chaînes et skis, circuit de refroidissement en partie à alcool, etc.), et allégée (absence d’amortisseurs…), avec plusieurs paires de pneumatiques embarquées de la marque franco-russe Prowodnik implantée à Riga.

André Nagel et Vadim Mikhaïlov – Russo-Baltique 24-30 HP -1912 Rallye Automobile de Monaco © DR

Le tsar Nicolas II assiste en personne au départ de l’équipée, le 13 janvier au matin depuis St Petersbourg, par −22 °C. Durant le trajet en Europe centrale pour atteindre la Principauté de Monaco, les conditions atmosphériques sont extrêmes, en passant par Riga (où ils manquent alors être dévorés par une meute de loups qui les poursuit), Königsberg, Berlin, Heidelberg et Belfort. Le temps s’adoucit à partir de Lyon pour rejoindre Avignon. Ils arrivent premiers concurrents en Principauté en suivant la route depuis Berlin, alors qu’il pleut des cordes. La distance totale a été de 3 257 kilomètres, parcourus à la moyenne de 16,7 km/h. Leur voiture est ornée de drapeaux pour être exposée, et ils reçoivent au palais princier le Prix du parcours le plus long, et celui de la résistance.

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Bouleversement historique

En 1913, Nagel effectue 11 000 kilomètres avec sa voiture, puis en 1914, part en Afrique du Nord. Au total, le châssis numéro 14 accomplit 80 000 kilomètres en quatre ans.  Cet essor naissant de l’automobile en Russie est brutalement interrompu par la Grande Guerre de 1914, avant que la Révolution bolchévique de 1917 puis les ravages considérables de la guerre civile, qui dure jusqu’en 1921, ne laissent la Russie exsangue, mettant un terme à cet « âge d’or ». De toute façon, sentant le vent tourner, Nagel, comme bien d’autres aristocrates, s’est exilé en 1920, à Paris. En 1922 est proclamée l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.

Andre Nagel – Russo-Baltique 24-30 HP -1912 Rallye Automobile de Monaco © DR

 A priori, l’URSS n’était pas une terre favorable aux sports mécaniques. Animé essentiellement par des aristocrates et des bourgeois, soutenu par des grands constructeurs et des entreprises capitalistes, ce sport élitiste semble incompatible avec les valeurs socialistes. La quête de gloire de ces héros, souvent individualistes et fortunés, s’accommodait mal sur le papier de l’idéologie collectiviste et égalitaire soviétique, qui s’exprimait davantage dans les sports collectifs et olympiques. Mais l’automobile n’était pas seulement un objet de luxe « bourgeois » mais aussi un symbole de technologie, de modernité et de puissance, autant de principes importants aux yeux du régime soviétique dans sa volonté de rattraper et défier l’Occident.

Cependant, dans les années 20 et surtout 30, tandis que l’automobile se démocratise et prend un essor considérable dans les grandes nations occidentales, appuyée par la multiplication des grandes compétitions dont un championnat d’Europe, cela reste encore très confidentiel en URSS. Les priorités fixées par Staline pour réaliser le socialisme sont ailleurs. Via les plans quinquennaux, l’URSS doit d’abord investir dans l’industrie lourde pour rattraper les économies capitalistes, donner des tracteurs aux paysans et des machines motorisées et modernes à l’armée. Les bouleversements sociaux-économiques brutaux à coup de collectivisation, de terreur, de remodelage social et de Goulag n’offrent pas non plus un contexte serein.

Enfin et surtout, l’absence même d’un marché de l’automobile dans un pays dont la population était en grande majorité très modeste et incapable de s’acheter un véhicule, n’offrait pas les conditions à l’épanouissement de l’automobile et des sports mécaniques en URSS. La voiture reste un objet d’apparatchik, de tchékiste, d’officier, pas un objet de masse. L’URSS stalinienne ne soutient pas l’équivalent soviétique d’une « Balilla » ou d’une « Volkswagen ». Faute de concurrence interne et externe, l’industrie mécanique soviétique prend aussi du retard technologiquement sur les Occidentaux, rendant de plus en plus improbable une confrontation sportive à armes égales.

Sokol 650, la « F1 russe » aux racines germaniques

L’intérêt de l’URSS pour les monoplaces de compétition est intimement lié au sort de l’Allemagne et à son partage en quatre zones d’occupation par les alliés, à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale. Les usines et le quartier général du constructeur Auto-Union, ancêtre d’Audi et fleuron de la compétition automobile allemande, se situaient dans la ville de Zwickau. Or cette ville et sa région, la Saxe, tombèrent du côté soviétique à la suite du découpage territorial de l’Allemagne conclu entre l’URSS et les occidentaux à Yalta pour délimiter les zones d’occupation respectives. Les Russes mettaient ainsi la main sur la technologie et le savoir-faire de la marque allemande. Mieux encore, plusieurs Auto-Union type C et D, cachées à la fin de la guerre dans des mines et ignorées des Américains lors de leur brève occupation de la région, furent retrouvées par l’armée rouge et expédiées en Russie.

Auto Union Type D 1936 © DR

Les ingénieurs de l’industrie automobile soviétique purent s’en donner à cœur joie, ayant entre les mains les voitures de courses les plus performantes et victorieuses des années 30. Le contexte géopolitique influe également : si la voiture était perçue avant-guerre comme un objet « capitaliste », elle est désormais un symbole de progrès social, de confort de vie, de développement économique. Dans une Guerre froide naissante, où le modèle socialiste soviétique se trouve en confrontation directe avec le modèle occidental et libéral, basé de plus en plus sur l’essor de la société de consommation et la motorisation des masses, l’automobile devient donc un enjeu de propagande important pour les régimes communistes.

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Dès 1946, le département recherche et développement Auto-Union est ressuscité à Chemnitz, sous le contrôle des autorités soviétiques. Le précieux personnel d’ingénierie est partagé entre des projets pour la future RDA et des projets pour la Russie. Peu après, les Russes retrouvent les modèles Auto-Union Type C et D qui avaient été dissimulés et les expédient en URSS pour étude. Cette découverte favorise en 1947 le développement d’un projet de voiture de course baptisé Sokol (« faucon » en russe) 650, dans l’espoir de l’inscrire dans la nouvelle catégorie reine des monoplaces.

A partir de 1952, la Formule 1 change de règlementation, adoptant la Formule 2 – cylindrée limitée à 750cc avec moteur à compresseur ou 2 litres pour les atmosphériques – qui supplante l’ancienne formule 1.5 litres à compresseur ou 4.5 litres atmosphérique en vigueur depuis 1950. Dans d’une sorte de co-entreprise sovieto-allemande baptisée « Awtovelo », qui regroupait l’ancienne usine automobile BMW d’Eisenach et d’autres entreprises, un groupe technique est créé pour développer une voiture de course de classe mondiale. Une organisation semi-secrète appelée NTBA, donnant en anglais l’acronyme « Scientific and Technical Bureau of Automotive », emploie des experts allemands, principalement issus de la firme Auto-Union.

Cette volonté soviétique de débarquer dans un sport jusque là dominé par les Européens et les Américains (chacun chez soi) s’explique par le nom de son plus fervent supporter, un certain Vassily Djougachvili, fils de Joseph Djougachvili « Staline ». Le fils du « petit père des peuples », général de corps d’armée aérien et commandant des Forces aériennes du district militaire de Moscou, profite de son statut pour se faire plaisir.

Sokol
Sokol 650 – 1952 © DR

Ayant déjà investi dans le club omnisport VVS MVO Moscou qui truste les titres en hockey sur glace et de basketball mais également passionné de vitesse, il rêve de bâtir une écurie de course patriotique capable de défier l’autre monde et joue de son influence pour obtenir des financements et des moyens humains nécessaires à l’accomplissement du projet. Le directeur « administratif », Mlyshkin, a ses entrées au gouvernement et obtient le nécessaire, dont la fourniture de nouveaux pneus Pirelli importés d’Italie, preuve que le défi est prix au sérieux par les services de propagande. Il supervise le directeur technique du projet, le spécialiste allemand Wittber.

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Un petit tour et puis s’en va

La Sokol 650, testée à partir de 1952, est donc la première monoplace soviétique destinée à affronter des rivales occidentales dans des compétitions internationales. Très fortement inspirée au niveau du design par l’Auto-Union Type D d’avant-guerre, dont elle a peut-être repris certaines pièces, elle dispose d’un moteur 12 cylindres de 1990cc en position centrale, doté de quatre carburateurs Solex, qui délivre une puissance de 152 chevaux à 8000 trs/min. Sur le papier, la machine peut atteindre les 260 Km/h ! Le train avant est équipé de roues indépendantes et imite parfaitement l’Auto-Union type D, en revanche la transmission est placée entre le moteur et l’essieu arrière, alors que les Auto-Union d’avant -guerre disposaient d’une transmission placée derrière l’essieu arrière. Le corps en aluminium est basé sur des longerons de cadre en tubes chrome-molybdène de 85 mm. La « Sokol-650 » avait une masse de 790 kg, à 53% sur l’arrière – une répartition du poids presque parfaite !

Sokol
Sokol 650 – 1952 © DR

Les premiers essais ont lieu en mars 1952 dans ce qui est devenu la RDA, notamment sur des portions d’autoroute pour étalonner le moteur, les carburateurs. Dans certaines zones, à 5 000 tr/min, il était possible d’atteindre une vitesse de 175 km/h. Mais un ordre venu d’en haut exigea que les deux Sokol 650 soient envoyés par avion à Moscou, à la disposition du commandant des forces aériennes du district militaire de Moscou, Vassily « Staline ».

Les Sokol-650 furent alignées au championnat de Moscou le 30 juin 1952. Les mécaniciens rencontrèrent de grandes difficultés avec les carburateurs et les voitures étaient régulièrement affectées par des problèmes de puissance, auxquels il fallait ajouter la difficulté de se procurer les carburants spéciaux nécessaires au bon fonctionnement de la mécanique. Les moteurs ne voulaient pas fonctionner sur les douze cylindres. Le carburant, les bougies d’allumage et le calage de l’allumage donnèrent beaucoup de fil à retordre. Les Sokol sont malgré tout alignées sur une course, qui se termine par un double abandon.

Sokol
Sokol 650 – 1952 © DR

La donne politique a ensuite rapidement changé. À l’été 1952, le gouvernement soviétique transfère toutes les coentreprises (y compris Avtovelo) ainsi que leurs biens à la RDA. Les Faucons retournèrent dans leur patrie. Mais le temps avait déjà été perdu et il ne pouvait être question d’une quelconque participation au Championnat du Monde. La NTBA a été transformée en un institut de recherche industrielle et les fonds pour des expériences avec des voitures de course de Formule 2 n’étaient plus alloués. En URSS, la mort de Joseph Staline en 1953 changea aussi la donne et son fils, arrêté, fit partie des victimes de la déstalinisation, ruinant ainsi ses espoirs de créer une écurie de course soviétique. Les essais se poursuivirent malgré tout en Allemagne de l’Est, à Chemnitz, mais les problèmes inextricables du moteur eurent finalement raison du projet. Les Sokol 650 devinrent des objets d’exposition au musée des transports de Dresde.

A suivre…

Pour aller plus loin :
Nagel et la Russo-Baltique
Vassili Djougachvili Staline

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