11 juin 2018

La dernière chevauchée de Lorenzo Bandini – 2/4

2ème partie : avant la course

Dans la soirée du mercredi 3 mai, Lorenzo Bandini, accompagné de Mauro Forghieri, avait quitté Maranello en direction de Monaco au volant de son Spider Fiat 124. Chris Amon, qui ne connaissait pas la route, les suivait dans une Fiat 1300 qu’il avait louée pour promener sur la Riviera ses parent, venus de Nouvelle Zélande pour l’occasion. Ils étaient arrivés à l’Hôtel de Paris de Monte Carlo à 3 heures 30 du matin, pour s’apercevoir que les réservations n’avaient pas été effectuées correctement : il ne restait qu’une chambre de libre pour les deux italiens. Ils décidèrent qu’elle serait pour Bandini, qui avait besoin de repos, tandis que Forghieri terminerait sa nuit dans la voiture (1).

René Fiévet et Jean-Paul Orjebin

1ème partie : Prolégomènes
2ème partie : Avant la course
3ème partie : Dimanche 7 mai 1967
4ème partie : 17 heures 10

Lorenzo Bandini @ DR

Lorenzo Bandini @ DR

4 mai

Toutefois, au lieu d’aller immédiatement se coucher, ils décidèrent de faire quelques tours très rapides du circuit avec leurs voitures de tourisme pour profiter des rues vides. Les hommes en smoking et les femmes en robe du soir, sortant du Casino et des boîtes de nuit, avaient assisté avec étonnement au spectacle de ces deux voitures déboulant à fond et en glissade dans les rues de Monaco. A 5 heures du matin, ils allèrent se coucher. Ils pouvaient dormir tranquillement : l’équipe en charge du camion, sous la houlette de Pignatti, n’arriverait pas avant 11 heures.

Venue de Milan en avion, Margherita était arrivée à l’Hôtel de Paris dans la matinée du jeudi. Prévenant, le liftier lui avait conseillé d’entrer doucement dans la chambre de son mari : « Monsieur Bandini se repose, il a essayé le circuit très tard cette nuit, Madame ». Une fois dans la chambre, elle avait déballé le smoking que Lorenzo avait fait tailler pour l’occasion.

A 13 heures 30, Forghieri avait appelé Bandini dans sa chambre d’hôtel pour lui dire que la voiture était prête et l’attendait devant le stand. A 14 heures, Bandini avait enfilé casque et gants et s’était glissé dans sa monoplace pour prendre la piste. Mais la voiture ne lui convenait pas, et il s’était arrêté deux fois. La première fois à cause de l’injection, afin de faire donner quelques tours de tournevis par Borsari ; et la seconde fois pour régler la pression des pneus. Il se plaignait d’un sous-virage qui le pénalisait, notamment aux virages du Bureau de Tabac et de Sainte Dévote. « Elle ne tourne pas, » se plaignait-il auprès de Borsari (2). Forghieri s’impatientait : « Vas-y, tourne, pousse à fond et après on en reparle. » Bandini s’était encore arrêté une fois au stand pour un ultime réglage du carburateur, et puis tout était allé mieux. A 16 heures les essais étaient terminés. Bandini avait réalisé le troisième temps (1’31’’4/10), derrière Stewart (BRM) et Hulme (Brabham).

Pour la soirée, Franco Lini avait donné rendez-vous à l’équipe dans un restaurant de Villefranche, Chez Bidou, très en vogue parmi les célébrités de cette époque et dirigé par Marcel Bonifaci, le frère du footballeur Antoine Bonifaci qui avait fait carrière en Italie. Mais Bandini ne s’était pas joint à ses compagnons ; il avait préféré rester à l’hôtel pour se reposer.

Lorenzo Bandini et Mauro Forghieri @DR

Lorenzo Bandini et Mauro Forghieri @DR

5 mai

Le lendemain, les essais commencèrent très tôt à 8 heures. Bandini fit quelques tours et se déclara très satisfait de sa voiture. Puis, il s’installa à une terrasse de café dans le virage de Mirabeau pour observer de quelle façon Graham Hill négociait cette courbe. Il rentra à son stand, sauta dans sa voiture, bien décidé à passer Mirabeau « à la Hill », c’est-à-dire en survirage. Mal lui en prit : à Mirabeau, il sortit et tapa les bottes de paille. Bandini sortit de sa voiture, opéra une réparation de fortune, et ramena lentement au stand sa voiture avec une roue tordue, le nez fracassé et le flanc cabossé. Lini et Forghieri faisaient grise mine. Il avait pris un risque inutile pour gagner une demi-seconde, lui dirent-ils. Mais ils le rassurèrent tout de suite : la voiture serait réparée à temps pour le lendemain. Les mécaniciens surent tout de suite que la nuit serait courte.

Le soir, toute l’équipe partit dîner avec des amis et de riches clients Ferrari au restaurant La Ferme sur les hauteurs du rocher. Bandini n’était pas très à son aise durant ce dîner. Contrarié par sa mésaventure de Mirabeau, son esprit était ailleurs. Vers 22 heures, il demanda à Margherita de tenir compagnie aux convives et quitta la table pour retourner à l’hôtel avec Forghieri. A la porte de sa chambre, il se confia à Forghieri : « tu vois Mauro, c’est très important pour moi de gagner cette course. A Monte Carlo, je suis toujours arrivé second, cela semble être ma destinée, mais cette fois, ça va changer, je ne sais pas pourquoi, je sens que le vent tourne, je sens que c’est la bonne année. »

Pour ceux qui étaient restés au Restaurant de La Ferme, Franco Lini proposa d’aller au port de Nice chez Les Ecossais boire un whisky, servi par des hôtesses en kilt. Les voitures prirent très rapidement la route de Nice. La soirée se termina au Casino. Margherita hésita un peu, puis se laissa convaincre ; elle joua 10 000 francs…et les perdit.

Bandini endommage sa voiture à Mirabeau @ DR

Bandini endommage sa voiture à Mirabeau @ DR

6 mai

Le lendemain, samedi 6 mai, quand Lorenzo arriva dans le stand Ferrari, il tomba nez à nez sur Scarfiotti . Çette présence le contraria et l’inquiéta. Il s’en ouvrit à Franco Lini qui le rassura : Scarfiotti était uniquement venu en touriste. Lini savait qu’une rivalité existait entre Lorenzo et Ludovico. Quelque temps auparavant, il avait dû annoncer à Scarfiotti qu’il ne conduirait pas pour ce Grand Prix. Pour Bandini, la venue de Scarfiotti en costume civil dans les stands apparaissait comme une forme de provocation. Mais, pour préserver l’harmonie au sein de la Scuderia, il se devait de ne rien laisser paraître (3).

Pour le reste, tout allait pour le mieux : Borsari et ses hommes avaient bien travaillé et aucune trace de l’incident de Mirabeau n’était visible. Bon équipier, Bandini proposa au jeune Amon, encore un peu préoccupé par la difficulté du circuit, de faire cinq ou six tours dans son sillage, car « c’est plus facile de montrer que d’expliquer ».

Giulio Borsari et Lorenzo Bandini @ DR

Giulio Borsari et Lorenzo Bandini @ DR

La séance d’essais avait lieu l’après-midi. Il pleuvait légèrement, ce qui rendit Lorenzo Bandini nerveux car il n’avait jamais aimé les pistes glissantes. L’année précédente, à Spa, son pilotage sous la pluie avait surpris par son extrême prudence. Quelques mois plus tard, au Nurburgring, toujours sous la pluie, il n’était « nulle part ». La pluie était son talon d’Achille. Il n’en disconvenait pas, et s’en expliquait volontiers : « je suis né dans un pays où il ne pleut pas (4). » Lini le rassura en lui affirmant que les F3 auraient séché la piste pour les derniers essais F1, une prédiction qui s’avèrera exacte.

La piste était sèche quand Lorenzo prit la piste. Il fit quelques tours de chauffe, puis il fit un signe à son stand signifiant qu’il allait « faire un tour rapide ». En effet, il réalisa 1’28’’3/10 ; les mécaniciens se regardèrent en souriant, c’était 1,5 seconde de moins que le temps réalisé l’année précédente (5). Il s’arrêta, descendit de sa voiture en sueur mais souriant. Lini et Forghieri étaient en train de le féliciter quand, soudainement, sur les chronos s’afficha le temps de Brabham : 1’27’’6/10. Il était trop tard pour repartir. Dans le stand Ferrari, tout le monde était désappointé. Sauf Lorenzo qui faisait bonne figure : il écarta les bras, en signe d’impuissance, et sourit néanmoins : « cela signifie qu’il a été plus fort que moi ; après tout, Brabham est un grand champion. » Après les essais, Lorenzo partit se reposer dans sa chambre à l’Hôtel de Paris avant la réunion prévue en fin d’après-midi avec Lini pour mettre au point la stratégie de dimanche.

Chris Amon et Lorenzo Bandini vainqueurs des 1000 km de Monza en avril 1967 @ DR

Chris Amon et Lorenzo Bandini vainqueurs des 1000 km de Monza en avril 1967 @ DR

Stratégie

A l’heure dite, ils étaient réunis dans une arrière salle du grand hall de l’Hôtel de Paris. Il faisait chaud, et tous avaient tombé la veste. Lini avait étalé sur la table un plan du circuit ; il avait toutes ses fiches devant lui et comparait les temps de chaque concurrent. Il développa son analyse de la situation : « Surtees ne devrait pas faire plus de quinze tours ; et ne nous préoccupons pas des BRM non plus. Les seuls adversaires que nous allons rencontrer sont Brabham et, dans une certaine mesure, Clark. Mais en fait. Clark n’est pas à craindre ; sa Lotus n’a pas de grosses possibilités, les temps qu’il a réalisés sont même assez médiocres. Comme nous allons attaquer dès le début de la course, il ne tiendra pas le rythme. Toi Lorenzo tu pars le plus vite possible et tu lâches les autres, Amon derrière te couvrira. Avant le vingtième tour, vous devriez avoir la victoire en main. Cela devrait être une simple promenade pour toi. Ecoute-moi bien, si tu pars bien, personne ne pourra te contrer sur ce circuit que tu connais si bien. » Bandini fit une objection : « d’accord, mais c’est quand même Brabham qui a fait le meilleur temps. » Lini : « ce que je sais, c’est qu’il a obtenu ce temps avec un réservoir presque vide, toi ton temps tu l’as fait avec 100 litres d’essence ce qui représente environ une demi-seconde. » La réunion se termina sur cette note optimiste (6).

Franco Lini à Daytona en février 1967, avec Barbara Amon @ DR

Franco Lini à Daytona en février 1967, avec Barbara Amon @ DR

Le soir, Bandini et ses amis se retrouvèrent à nouveau au restaurant La Ferme sur les hauteurs de Monaco. A 21 heures 30, il quitta la table pour rentrer à l’Hôtel tandis que les autres allèrent une fois encore faire la fête chez Les Ecossais à Nice, pour finir la soirée au Casino. Longtemps après, Chris Amon se souvenait de cette dernière soirée : « je n’ai jamais cru dans les prémonitions, mais la veille de la course, après avoir mangé ensemble dans un petit restaurant de l’arrière-pays, Lorenzo semblait savourer chaque instant de la vie, le printemps, les fleurs, un pêcheur à la ligne qu’il observait au bord de l’eau… J’ai eu une étrange impression que je n’ai jamais oubliée (7). »

René Fiévet et Jean-Paul Orjebin

A suivre :
3ème partie : dimanche 7 mai 1967
4ème partie : 17 heures 10

Notes

(1) La plupart des informations figurant dans ce texte son tirées du livre Addio Bandini, de Franco Lini et Luigi Costantini (l’Editrice dell’ Automobile, 1967). Quand l’information provient d’une autre source, son origine est créditée à chaque fois dans une note en bas de page. On notera que Forghieri, que nous avons contacté à l’occasion de cette note, n’a pas le même souvenir : ils avaient quitté Maranello dans un spider Dino prêté par Fiat pour que le pilote l’essaye avant qu’il ne soit commercialisé.

(2) Patrick Sinibaldi, Grand Prix de Monaco 1967, 50ème anniversaire, Editions des abeilles, 2017, page 109.

(3) Ce passage du livre nous laisse un peu perplexe. Scarfiotti faisait partie de l’équipe des quatre pilotes potentiels de l’écurie de Formule 1 (avec Mike Parkes), et sa présence en visiteur dans le stand Ferrari est tout à fait normale. Bandini ne peut pas s’en étonner, et encore moins s’en inquiéter puisque sa position de premier pilote est pour l’instant bien établie dans l’équipe. Il nous semble que tout ceci révèle plutôt l’esprit compliqué de Franco Lini, et sa façon florentine de gérer son équipe de pilotes.

(4) Patrick Sinibaldi, op cit., page 147.

(5) L’année précédente, Bandini avait fait une course éblouissante à la poursuite de la BRM de Stewart, battant plusieurs fois le record du tour du circuit, et réalisant au final un tour en 1’29’’8, soit le record absolu sur ce circuit, supérieur au meilleur temps réalisé aux essais par Clark.

(6) Nous avons reproduit ici fidèlement les propos figurant dans le livre. Franco Lini paraît bien optimiste. En effet, on ne voit pas comment Bandini, s’il prend le meilleur départ, pourra « lâcher » ses poursuivants puisque sa voiture est beaucoup plus lourdement chargée en essence, et qu’il lui faut économiser ses freins. Tout au plus pourra-t-il les contenir. Et c’est seulement après, quand sa voiture s’allègera, que les choses seront plus faciles pour lui.

(7) Patrick Sinibaldi, op. cit,, page 174.

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