30 juin 2017

Pascal Ickx

C’était un jour de mai qui n’avait rien de printanier. Il pleuvait à seaux et la luminosité s’apparentait à celle de la Toussaint. Mais hors de question pour François et moi de reporter notre rendez-vous du jour pour un simple aléa climatique. Nous avons donc pris la route pour affronter l’élément liquide et passer de l’autre côté des Vosges.

Olivier Favre - Pascal Ickx - François Blaise @ François Blaise

Olivier Favre – Pascal Ickx – François Blaise @ François Blaise

A notre arrivée dans ce tranquille quartier résidentiel proche de Metz, la pluie a daigné se calmer et nous pouvons faire les quelques mètres qui séparent la voiture de la sonnette sans sortir le parapluie. Mais la porte s’ouvre avant même que nous sonnions, manifestement nous sommes attendus. Et nous sommes accueillis chaleureusement par nos hôtes, Pascal Ickx et son épouse Ornella, qui ont préparé à notre intention un grand plateau de douceurs variées qui occupe la moitié de la table autour de laquelle nous prenons place. Mais, et le remords m’étreint à cette pensée, nous n’y toucherons presque pas, captivés que nous serons par le récit de Pascal. Clair, précis, évocateur, son discours nous entraîne plusieurs décennies en arrière, à la rencontre d’un monde disparu, un monde qu’on n’approche en général plus qu’en noir et blanc dans les livres.

 Laissons-lui la parole, donc…

Olivier Favre

Jacques Ickx, le père

Livre Jacques Ickx-2Mon père est né dans une famille sensible au progrès technique et dans un pays où l’industrie était très développée. En effet, la Belgique qui est d’une certaine façon une création anglaise (à la conférence de Londres en 1830) était un peu la tête de pont de l’Angleterre, qui y a diffusé la révolution industrielle et la nouvelle force motrice que représentait la vapeur issue de l’emploi du charbon. Par exemple, les premiers chemins de fer du continent européen sont créés en Belgique en 1835. C’est tout un savoir-faire industriel qui s’implante en Belgique dans la première moitié du XIXe siècle et y crée, après le rail et les locomotives (la Belgique exporte dans tous les pays du monde), une tradition mécanique favorable au vélo à la moto et à l‘automobile, en passant par les machines à coudre et les motos. De sorte qu’en 1914, il y avait en Belgique, une centaine de marques automobiles ! Après la guerre, il y en avait beaucoup moins mais il y avait encore les Minerva ou les Imperia par exemple. Et FN, Gillet et Saroléa pour les motos.

Mon père était le cadet d’une fratrie de huit enfants et ses cinq frères avaient suivi cette épopée de la locomotion et lui ont transmis ce bagage. Il a d’ailleurs rédigé ses premiers articles à 18 ans et s’est plongé jusqu’au cou dans les sports mécaniques, en particulier dès 1934, année où il a fondé le motocross en Belgique avec ses amis du Motor Union Louvaniste. En trois ou quatre ans, cette discipline nouvelle venue d’Angleterre et inconnue sur le continent a connu un succès considérable. Et mon père a d’ailleurs été le premier champion de Belgique de motocross en 1934 et 35.

Jacques et Mariette Ickx aux 6 Jours de Garmisch-Partenkirchen en 1937. La moto est une FN - © collection Pascal Ickx

Jacques et Mariette Ickx aux 6 Jours de Garmisch-Partenkirchen en 1937. La moto est une FN – © collection Pascal Ickx

Pendant la guerre mon père a été arrêté trois fois et a failli être déporté. C’est ma mère qui à la troisième arrestation l’a sauvé : elle a pris son courage à deux mains pour aller voir le gouverneur militaire, le général Alexander von Falkenhausen, et plaider la cause de son mari. Le général a sans doute été sensible au fait que mon père avait été un sportif pratiquant et commissaire international de la F.I.M. avant la guerre, notamment aux Six jours de Garmisch-Partenkirchen, célèbre épreuve d’endurance moto.

Après la guerre, Jacques Ickx a été le chef de la rubrique auto du journal « L’Equipe », de 1952 à 55. Il a ainsi pu suivre la Carrera Panamericana, notamment. Il connaissait personnellement la quasi-totalité des pilotes de Grand Prix, il en rencontrait notamment au siège de L’Action Automobile et Touristique, l’AAT de LV Roussel, ce qui nous permettait d’avoir régulièrement des informations de toute première main. Mon père était enthousiaste de Jean-Pierre Wimille, qu’il a très bien connu et regretté, de même que Raymond Sommer. Mais aussi tous les fameux pilotes de Talbot et de Gordini comme Etancelin, Rosier, Chiron, Pilette, Giraud-Cabantous pour les premiers, Behra et Manzon et encore André Pilette pour les Gordini. A la terrasse de l’AAT on rencontrait Jean Behra tout auréolé de sa carrière motocycliste de vitesse, Harry Schell, Jean Lucas et Maurice Trintignant.

Tombé dans la marmite

Pascal Ickx le 6 juin 1950 en compagnie du Capitaine Nottet, le patron de la Régie des Voies Aériennes belges.

Pascal Ickx passe son brevet de pilote le 6 juin 1950 avec le capitaine Nottet – © collection Pascal Ickx

Mon père voulait montrer qu’on était capable à 12 ans d’assimiler et d’être assez responsable et sérieux pour piloter un avion. Ainsi, j’ai fait mon écolage à partir d’octobre 1949 et j’ai obtenu mon brevet de pilote civil huit mois plus tard, au début de juin 1950. Le jour des tests, j’avais avec moi comme contrôleur le capitaine Nottet, le n°1 de la Régie des voies aériennes belges, un jeune ancien de la RAF qui, après vingt minutes de vol et des tas de manœuvres m’a fait faire « une hélice calée » : à 1 500 m, on coupe le moteur et on doit retrouver l’aérodrome et y retourner, sans moteur. Je m’en suis bien sorti et suis donc devenu, à 13 ans, le plus jeune pilote d’avion du monde.

Johnny Claes et Jacques Ickx, vainqueurs du Liège-Rome -Liège 1951 - © collection Pascal Ickx

Johnny Claes et Jacques Ickx, vainqueurs du Liège-Rome -Liège 1951 – © collection Pascal Ickx

C’est à peu près à cette époque que j’ai eu l’occasion de connaître Johnny Claes qui était un grand ami de mon père. En 1951 ils ont d’ailleurs gagné ensemble Liège-Rome-Liège avec une Jaguar XK120, la première victoire sans pénalisation de ce rallye au long cours qui s’est aussi appelé le « marathon de la route ». On passait souvent voir la Talbot jaune pâle de Claes à l’atelier où officiaient Roberto Bianchi et ses fils, Lucien et Mauro. J’ai eu des relations intenses avec eux, très amicales et chaleureuses. La famille Bianchi était connue pour son expertise en matière de moteurs. Le papa venait de Milan, il avait travaillé au service courses chez Alfa Romeo, un job prestigieux. Ainsi en 1951 j’ai participé à cinq Grands Prix (Belgique, Pays-Bas, France, Grande-Bretagne, Albi) dans l’équipe de Johnny Claes où j’étais le mousse. J’avais 14 ans et j’étais chargé de démonter la carrosserie, de la nettoyer et de la remonter en utilisant du fil de laiton pour assurer les nombreux boulons. Lucien, lui, avait 16 ans et conduisait déjà le camion Fargo de l’équipe ; nous avons par exemple fait un Bruxelles-Albi de nuit, à bord de ce camion, lui au volant, moi dans le baquet de la Talbot.

Willy Mairesse

Tout comme Johnny Claes, Willy Mairesse était un ami de la famille. De même qu’Olivier Gendebien d’ailleurs. Mais nos relations privilégiées avec Mairesse ont un peu abîmé les rapports amicaux que nous avions avec Olivier. Celui-ci était jaloux de Willy. Ils venaient d’horizons différents. Gendebien était né dans une famille d’aristocrates de la région de Namur, alors que Mairesse était le fils d’un scieur de la région de Chimay. Willy avait une sœur, Jacqueline, qui conduisait brillamment, mais elle n’a pas eu l’occasion de faire du sport auto. Un jour, vers 1955 je pense, elle m’avait emmené faire un tour du circuit de Chimay avec sa 403. Elle filait comme une bombe et avec une adresse extraordinaire. En plus elle était belle comme le jour. Willy l’adorait et a été très troublé par sa maladie qui s’est déclarée en 1957 (elle est morte l’année suivante). Willy Mairesse a souvent été une personne écorchée mais il a toujours été d’une extrême générosité. Il conduisait d’une manière stupéfiante, y compris sa 203 quelques années plus tôt comme me l’a raconté un grand ami, Roger de Lageneste, éleveur dans l’Allier et rallyeman invétéré. Mon père a pris Willy en sympathie et l’a soutenu de manière indéfectible pendant toute sa carrière par son travail de journaliste.

Liège-Rome-Liège 1957

LRL 57 avec Maman Ickx

Départ du Liège-Rome-Liège 1957. Mariette Ickx prodigue ses dernières recommandations à son fils – © collection Pascal Ickx

J’ai commencé à conduire en allant faire de l’avion. Trois ans plus tard je conduisais régulièrement, en allant porter le soir les articles de mon père à l’imprimerie, pour le lendemain. Y compris lorsqu’il y avait une Porsche Carrera 1500 en essai, à la maison. J’ai commencé assez vite à rouler avec une Lancia Aurelia Spider America que mon père avait achetée au début de 1955 et j’avais fait des temps sur des étapes spéciales des 12 Heures de Huy. C’était une épreuve qui partait le soir et arrivait le matin, on était seul à bord. Il y avait des étapes spéciales qui étaient absolument phénoménales, par exemple les Poudreries de Clermont. Les principales se déroulaient sur les contreforts de la Meuse, avec des pentes très fortes, comme dans la Flèche Wallonne ou Liège-Bastogne-Liège. Willy avait appris les temps que j’avais faits par mon père. Génin, son coéquipier avec qui il avait gagné le Liège-Rome-Liège l’année précédente, était tombé malade et il m’a donc invité à l’accompagner. C’était un cadeau gigantesque dont sans doute je n’ai pas pu profiter complètement car j’étais alors à l’armée ; j’étais candidat officier dans un régiment de cavalerie et j’avais obtenu de mon chef de corps, le Colonel François Carton de Wiart, la permission de participer à cette épreuve. Cavalerie, cavalerie blindée, … la course lui parlait et il aurait bien aimé que nous gagnions ! Il ne voyait pas pourquoi nous n’aurions pas gagné puisque l’année précédente Mairesse avait gagné ! Mais … j’étais un peu jeune, donc pas tellement endurant comme on peut l’être à 40 ans, comme un Robert Buchet par exemple, ou comme Lucien Bianchi qui pouvait rouler 3 jours d’affilée sans s’émouvoir. Nous n’avions pas beaucoup de notes et en plus c’étaient des notes manuscrites. Très honnêtement, je ne parvenais pas à lire correctement ces notes que je n’avais jamais vues, avec l’éclairage de fortune qui existait à bord de cette 300 SL, qui était luxueuse mais qui n’avait rien de spécialement préparé pour un rallye international.

Leçon de pilotage

Dans cette épreuve, il était fréquent d’attaquer les grands cols des Alpes de nuit et au Stelvio il y avait en plus du brouillard. On en montait les 48 épingles, on pouvait les compter grâce à leur numéro. Puis, de l’autre côté, après le col à plus de 2.600 m, on dévale pour commencer 2,4 km de route de montagne à peu près large comme cette table, sans revêtement et c’est tout droit. On a descendu ces 2 km à quelques à 140 à l’heure et tout au bout, il y a un virage sec à gauche ; si on le rate, vol plané,  on se retrouve en Autriche ! Un peu plus tard, dans le brouillard, on est arrivé dans la zone des tunnels. Et dans le premier tunnel nous nous sommes vomis. On serait probablement passé s’il n’y avait pas eu, à gauche dans ce tunnel tournant à droite, une douzaine de solives qui occupaient toute la place dont nous avions besoin pour passer. Et notre course s’est arrêtée là. La voiture n’était pas entièrement fichue mais elle avait besoin d’un dépanneur pour redresser l’avant. Roger de Lageneste est arrivé peu après et ça l’a beaucoup amusé de nous voir plantés là, il en parlait encore 40 ans plus tard. Il pouvait se le permettre, on s’entendait très bien.

Dans ce même Marathon de 1957 j’ai littéralement découvert la conduite en course. En un quart d’heure à peu près, en observant Willy Mairesse. J’ai eu cette chance insigne de voir à 20 ans ce qu’un grand pilote était capable de faire avec une 300 SL encombrante et très lourde. C’était dans la descente de Kranjska Gora, en Yougoslavie et c’était tout simplement stupéfiant : de la glissade permanente sur 25 ou 30 km de routes de montagne, étroites, bombées, avec des graviers partout, des parapets de temps en temps, dans le noir le plus absolu et dans la poussière du précédent. C’était miraculeux, comme dans un film ; j’étais stupéfait de découvrir ce qui était possible. C’est là qu’on gagne un temps fou, on ne doit pas chercher la limite, cm par cm, jusqu’à la sortie de route. Vous voyez et le vivez. Tout ce que j’ai pu faire par la suite, je l’ai fait en pensant à cette expérience aux côtés de Willy Mairesse. Ainsi qu’à Paul Frère, qui m’a appris par ses écrits et ses conseils la conduite en circuit.

Ickx - Mairesse, 300SL au départ de Liège-Rome-Liège 1957 - L'heure officielle - à g. Jacky 12 ans-R

Départ du Liège-Rome-Liège 1957. A gauche, on reconnaît le petit frère, Jacky, 12 ans – © collection Pascal Ickx

  Zündapp Janus

Zündapp 58

Pascal et son coéquipier Keitel au départ du Liège-Brescia-Liège 1958 – © collection Pascal Ickx

En 1958 je termine mon service militaire et je fais une course qui m’a beaucoup plu : le Liège-Brescia-Liège, organisé sous l’impulsion de mon père qui était depuis 1953 le conseiller technique du Motor Union de Liège et qui aimait intervenir dans les règlements sportifs et techniques où il était passé maître. C’était avec la Zündapp Janus, une voiturette symétrique fabriquée à Munich, l’avant et l’arrière étaient identiques, d’où son nom. Il y avait 4 places et les occupants étaient assis dos à dos sur deux banquettes. Entre les dossiers se trouvait en bas le moteur de 250 cc. Ces voitures avaient une tenue de route extraordinaire. On montait les cols à 22-25 km/h et on les dégringolait à 90 km/h, comme des cyclistes auxquels nous pensions avec le plus grand respect. On avait prévu de faire l’année suivante un Liège-Brescia-Valence-Liège et de passer la limite supérieure de cylindrée de 500 à 750 cc, ce qui aurait complètement changé le plateau. Mais ça ne s’est pas fait, il n’y a eu qu’une seule édition. C’est une Fiat 500 très bien préparée qui l’a gagnée, avec Brunetto et Frieder. Toutes les Zündapp, il y en avait quatre, étaient à l’arrivée.

A suivre …

Photo d’ouverture : © François Blaise (également chauffeur dans de difficiles conditions, merci à lui !)

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