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17 janvier 2020

Alain Prost, une vie, une carrière (1/4).

Il y a quelques années, j’ai eu le privilège de rencontrer à plusieurs reprises Alain Prost pour une série d’interviews en vue de l’écriture de sa biographie que nous lui avons consacré avec mon confrère et ami Jacques Vassal. Ces entrevues – six au total, réparties sur une dizaine d’heures – devaient servir à étayer nos propos, et à les illustrer par quelques sélections choisies de ci, de là. Naturellement, comme souvent en pareil cas, ce n’est que la petite partie émergée de l’iceberg qui fut publiée dans ce livre paru en 2003.

Pour commémorer les 60 ans du quadruple champion du monde, et surtout les 30 ans de son premier titre mondial, l’occasion nous est ici offerte de découvrir certaines de ces interviews dans leur intégralité, en suivant ces discussions à bâtons rompus qui eurent lieu entre mars et juin 2002 dans une grande maison de la banlieue ouest de la région parisienne.

Propos recueillis par Pierre Ménard

Publié le 24 mars 2015

Alain Prost, une vie, une carrière (1/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (2/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (3/4)
Alain Prost, une vie, une carrière (4/4)

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Alain Prost – 1973 @ DR

1972-1975, karting et Volant Elf.

PM : En 1972, vous abandonnez le foot pour vous consacrer au karting (1), ou parce que vous vous êtes abimé le genou, ce qui vous barre l’accès au professorat d’EPS ?

AP : Les deux. Je ne pouvais plus jouer au foot, je suis resté bloqué trois mois dans le plâtre, j’étais momentanément sorti de la sphère football et je découvre le karting ! Je pense malgré tout que, même s’il n’y avait pas eu cette blessure au genou, la découverte du karting aurait de toute façon modifié ma vie de la même manière. Mais, à l’inverse de toutes les autres catégories, j’ai abordé le karting comme un plaisir et non pas comme un tremplin. Après, c’est évident que dès l’école de pilotage, on pense à la course automobile et ainsi de suite, Formule Renault, Formule 3 et Formule 1, et chaque chose en son temps.

Réactions de papa et maman Prost quand vous émettez le désir de faire du kart ?

Au départ, je n’ai rien dit à mes parents. J’avais émis l’idée de faire du kart et ils m’avaient dit : «  Tu n’es pas fou, non ? » Et la discussion s’est arrêtée là. A la limite, je pouvais comprendre, mais je me suis alors dit qu’il fallait que je me démerde moi-même. Il s’est trouvé qu’un de mes copains, plus âgé, faisait du karting dans un club et vendait son kart. Je n’avais pas d’argent, j’avais seize ans. J’ai alors décidé d’économiser tout ce que pouvais, un truc assez extraordinaire de volonté quand j’y repense. Pendant plus d’un an, je ne suis plus sorti ! Chaque fois que je disais : « Je vais au cinéma », je n’y allais pas, et hop 4,50 Frs ! J’allais faire les courses, je récupérais 20 centimes, un franc, deux francs, et ainsi de suite.

C’était secret, tout ça ?

Personne ne le savait dans la famille. Je bossais avec mon père et de temps en temps, il me donnait quelque argent. A Noël, je disais que je ne voulais pas de cadeaux, que des étrennes, tout le monde se demandait bien pourquoi. Et à la fin, j’ai obtenu 700 Frs. Et 700 Frs, c’était le prix du kart d’occasion que mon copain vendait. J’ai donc annoncé à ce moment-là que j’allais acheter un kart et tout le monde a rigolé : « Avec quoi ? ». Et j’ai alors dévoilé mes économies.

Et quelle a été la réaction ?

Un rire un peu jaune, une réaction tout à fait normale. Pendant un jour ou deux, ils n’ont rien voulu entendre, puis je me rappelle très bien la phrase de mon père : « Tu t’es démerdé pour avoir ça, tu veux le faire ? Eh bien tu te démerdes pour la suite, c’est ton problème ». C’était un peu sec tout de même, mais j’étais en face de mes responsabilités.

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Championnat d’Europe Juniors, Hollande 1973 – Alain est au milieu © DR

Quel avenir imaginaient-ils pour vous, si jamais vous l’avez su ?

C’est difficile à dire car on ne parle jamais de ces choses-là, même après. Au moment précis, je pense qu’ils ont dû se dire : « Ça lui passera ». Mais ils m’ont aidé au moment où il le fallait, ne serait-ce qu’en m’amenant sur les courses — je n’avais pas le permis — et en me soutenant. Et le milieu des courses était relativement sympa, de sorte qu’ils ont passé des week-ends agréables à voir des gens, discuter. Et il y avait le côté financier. Ma première année a vraiment été merdique, elle m’avait coûté ces fameux 700 Frs. Ensuite, ils m’ont donné un petit coup de pouce pour acheter le deuxième kart, après que j’ai eu revendu le premier. C’était le Vaquand-Parilla. Mais après, il n’y avait plus d’argent. Là, j’avais déjà une proposition de BM (2). Ils me payaient 2000 Frs par mois, plus le matériel, mais j’avais déjà donné ma parole à Michel Fabre, et donc je n’y suis pas allé. Le karting était en pleine évolution technique et sans soutien, ce n’était plus possible de suivre.

Pour en revenir à votre question, lorsque c’est devenu un peu pro, ils m’ont dit : « Tu te démerdes ». Je crois qu’ils ont eu raison, ils m’ont ainsi rendu un service. Par la suite, ils se sont fait beaucoup de soucis : ça commençait à aller loin et j’avais arrêté l’école, à 18 ans en première. Je m’étais organisé ainsi : je travaillais avec mon père, tout en continuant à courir, sans que cela me coûte de l’argent. C’est d’ailleurs la seule période de ma vie ou je me suis protégé par une sécurité, même si mon père n’en avait pas émis le désir.

A l’époque, vous ne voyez pas plus loin que le karting, pas d’automobile en vue ?

Absolument pas, je désirais faire le mieux possible. C’était un peu la découverte. Au championnat du monde junior en Hollande en 1973, où je gagne pratiquement toutes les manches et la finale, c’est un peu une surprise pour moi. Il y avait déjà les camions, les semi-remorques, et nous on est arrivé avec une petite remorque que j’avais faite avec le vieux triporteur d’un ami de mes parents — je l’avais coupé en deux et soudé les parties dont j’avais besoin. Je n’avais pas la grosse tête, je ne pensais pas tout écraser. J’avais la foi, mais par contre déjà l’anxiété et l’appréhension du lendemain, ou de la course d’après. Mais c’est à partir de cette course-là que le déclic s’est fait : je me suis dit que j’avais peut-être un avenir devant moi. Ceci dit, le karting, ça n’a pas été tout rose. Les différences de matériel étaient criantes. Mes plus mauvais souvenirs, ce sont les championnats du monde par exemple. On ne peut pas lutter. Je me rappelle au championnat du monde au Ricard [1974, NDLA], on avait des moteurs qui n’étaient pas du tout au niveau. Et quand l’usine nous prêtait un moteur que Goldstein ou un des Italiens ne voulaient pas, tout de suite on gagnait une demi-seconde.

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Alain Prost en 1972

Vos parents vous assistaient pendant les courses ?

Ma mère était présente, mais avait très peur. Elle ne regardait jamais la course. Elle marchait et se promenait dans la campagne. Un jour, elle est allée tellement loin qu’elle s’est perdue ! C’est quelqu’un qui l’a ramenée. Elle était là pour me soutenir psychologiquement, mais elle avait peur pour moi. Vous vous imaginez après !…

Comment gériez-vous votre concession de la Sovame (3) ? Je veux dire, aviez-vous un réel travail à faire dans ce domaine et les affaires étaient-elles déjà un point d ’attraction pour vous ?

C’était sérieux. J’avais des clients, venant de la région Rhône-Alpes. Tout passait par moi, je dirais même par nous, parce que mon père me donnait un petit coup de main de temps en temps. J’avais installé la Sovame dans un coin de l’atelier paternel, grâce au fait que le nombre des ouvriers avait fortement diminué. J’y avais entreposé mon stock de pièces détachées, j’y préparais le matériel, les moteurs principalement. J’étais tout seul, et j’ai gagné des courses avec mes moteurs préparés. Je m’étais fait mon expérience en venant notamment au Chesnay chez Jean-Pierre Gauthier qui m’avait préparé quelques moteurs. Je venais chez lui pour apprendre, je voulais tout savoir.

Challenge Alazar 75 à Thiverval (4). Toujours pas changé d’avis ?

Moi ? Ah non ! C’était une course très importante pour moi, elle conditionnait l’attribution du matériel d’usine. J’avais vraiment dominé ce week-end et c’est la manière dont ça s’est passé qui m’a mis hors de moi. Goldstein est resté lui-aussi sur son opinion, encore que je sais qu’il a reconnu les faits dans le privé. De toute façon, il est évident que lorsqu’i1 y a deux clans, chacun est sur ses positions. Ça fait partie des événements inoubliables de ma carrière où ça s’est à chaque fois retourné contre moi. C’était une injustice et pour moi, la chose la plus élémentaire dans la vie, c’est la justice. Bon, Goldstein, je l’ai revu une fois ou deux et on oublie ce genre de choses. Mais à l’époque, j’avais trouvé ça incroyable !

Et vous virez Goldstein dans le tour d ’honneur quand il vous tend la main.

Oui. J’étais vraiment dans une colère noire. A la limite, il ne m’aurait pas tendu la main, je me serais peut-être calmé. Ce qu’il faut savoir, ce n’est pas qu’il me pousse qui m’a énervé, c’est que ce soit son coéquipier, Peter, qui me regarde en m’attendant au ralenti et qui me vire volontairement quand je passe à côté. Le temps de repartir, c’est foutu. J’attaque le dernier tour, je passe les deux derniers virages, j’arrive à l’épingle et là, poum ! Goldstein me sort en me donnant un grand coup dans le cul. Et ça, tout le monde l’a vu. Il n’y aurait eu que ce coup par derrière parce qu’il essayait de me passer, ça fait toujours ch… mais j’aurais pu l’accepter. Là ce n’était plus pareil. Mais qu’il me tende la main sournoisement comme ça, non. J’ai pas supporté.

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Alain Prost – 1973 @DR

Vous ne courez à nouveau en kart que 20 ans plus tard, lors des 200 km d’Angerville 1994 avec le fils de Michel Fabre, Gilles. Quelles furent vos impressions après toutes ces années à piloter au plus haut niveau des Formule 1 ?

J’ai finalement trouvé peu de grosses différences d’avec mon époque. Les pneus ont évolué, plus d’adhérence, mais peut-être que ce n’est pas souhaitable. J’ai trouvé qu’il y avait trop de grip. Je préférais quand ça glissait un peu plus. Fondamentalement, le karting doit rester ludique et doit privilégier la conduite pure. En plus physiquement quand on est pas habitué, on se fait mal aux côtes, surtout moi qui suis maigre. Il faut avoir un très bon baquet, et là on était deux sur le kart, donc ça m’a posé un problème à ce niveau. Ceci dit, j’ai pris un immense plaisir à courir à nouveau sur un kart, l’ambiance n’était pas mauvaise alors que l’ambiance dans le karting en général n’est pas toujours optimale.

Je me souviens d ’une chose qui m’a frappé : alors que tous les pilotes de kart conduisent les bras relativement éloignés du corps, vous aviez, vous, les bras collés au corps. Déformation venant de la monoplace ?

Non, je crois que j’ai toujours conduit un peu comme ça. C’est pour ça que j’ai toujours quelques problèmes avec les baquets de kart. Maintenant, j’ai un Trulli Rotax-Max, et j’y suis parfaitement à l’aise. Le baquet a des échancrures idéales et je peux conduire comme je veux.

Partons sur le volant Elf au Paul Ricard en 1975, et revenons sur la fameuse anecdote du talon-pointe que vous ne faisiez pas en rétrogradant : comment peut-on rétrograder sur une voiture munie d’une boîte à crabots sans effectuer le talon-pointe ?

Ça craque ! (petit sourire).

Ça devait faire aussi craquer Rafaelli et de Lautour (5) ?

Ah oui ! Je passais mes vitesses en force, mais au bon régime, c’est une question de feeling. Mon problème était que, venant du kart, je n’avais jamais fait un talon-pointe de ma vie. Et c’est uniquement en demi-finale ou ils regardent plus précisément les candidats qu’ils entendirent la boîte craquer. A noter que je n’étais pas le seul dans ce cas, mais en tout cas, c’est là qu’il m’ont emmené dans l’Estafette pendant une demi-heure.

Mais vous ignoriez vraiment le talon-pointe ou ça vous emmerdait ? Je suppose que lorsque vous êtes arrivé au Volant on vous a appris le B-A-BA.

Oui, mais ça m’emmerdait effectivement parce que je ne voulais pas perdre ma concentration sur un truc que je ne maîtrisais pas au début. Je me concentrais à fond sur le freinage et ça ne posait sincèrement aucun problème de ne pas effectuer ce talon-pointe. Peut-être que si j’avais su le faire j’aurais été encore un poil plus vite. Mais j’étais arrivé comme ça en finale, il était hors de question que je pense alors me mettre au talon-pointe ! J’ai quand même essayé en remontant dans la voiture, mais on perd vite tous les automatismes. Je me suis dit : « Je continue comme ça jusqu’au bout, après il sera bien temps de m’y mettre ». J’étais le plus rapide tout le temps, ça aurait été bête de changer quelque chose qui fonctionnait parfaitement à ce moment-là. Ce que je faisais souvent par contre, c’était descendre directement de 5e en 2e au lieu de passer par la 4 et la 3. C’est pour ça en plus que j’y arrivais, avec le bon régime à la clé. Ces voitures avaient peu de frein moteur et ça me permettait de gagner encore un peu de temps. Mais ce n’était absolument pas par volonté de fronde ou quelque chose comme ça. C’était par ignorance.

Aux questions des journalistes le jour de la finale qui vous demandent ce que vous comptez faire en cas d’échec, vous répondez que vous n’envisagez pas ce cas de figure. Fanfaronnade, ou bien réellement vous auriez été « mal » si vous n ’aviez pas eu ce volant ?

Non, c’était à la responsable de chez Elf que j’ai répondu ça. Mais c’est normal : j’étais vraiment parti pour gagner et, comment peut-on penser à l’échec la veille de la finale si on envisage l’échec ? C’est impossible ! On y va à fond.

Notes 

(1) Passionné par l’épopée des « Verts » de Saint-Etienne proche, Alain entrevoyait de devenir professionnel et entama même une formation en ce sens. Avant un accident en gymnastique qui cisailla son genou… et ses rêves de ballon rond.

(2) Marque de châssis de karting.

(3) Fondée et gérée par Prost, la société Sovame fournissait la région Rhône-Alpes en matériel fourni par Michel Fabre, patron d’Alain en karting de 1973 à 1975 et établi en région parisienne.

(4) Dans cette course extrêmement relevée, Alain eut comme adversaire direct le Belge François Goldstein, alors une des références du karting mondial (4 fois champion du monde et bientôt cinq fois cette même année 1975). A la suite d’une altercation post-course où Prost mit son poing dans la figure de Goldstein après ce qu’il estima être un guet-apens tendu par Goldstein et un de ses équipiers, le jeune français écopa de six mois de suspension de licence. Peine vite effacée, le karting français ne pouvant se passer d’un tel talent en vue des courses internationales à venir, dont le championnat du monde. Il est à noter que ni Prost, ni Goldstein n’ont changé d’avis par la suite sur leur interprétation de cet incident.

(5) Antoine Rafaelli et Simon de Lautour, directeurs – et formateurs – à l’école du Paul Ricard. De Lautour était le plus « remonté » contre Prost l’anticonformiste qui freinait tard jusqu’au point de corde et rétrogradait de 5 en 2 sans talon-pointe. Malin, le jeune pilote s’attacha lors des manches du Volant Elf à conduire de manière académique dans les secteurs du circuit surveillés par de Lautour… et à sa propre manière dans les autres secteurs.

ALAIN PROST, la science de la Course – Pierre Ménard & Jacques Vassal (Chronosports 2003).

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