1 mai 2014

Ayrton Senna, par Johnny Rives

Ayrton Senna, souvenirs intimes

Juillet 1983, Silverstone. Un confrère Brésilien, Alvaro Texeira, me présente un jeune pilote qui faisait beaucoup parler de lui en F3 cette saison là : Ayrton Senna. « Un grand espoir pour le Brésil, » affirme-t-il. Il ne pouvait pas mieux dire… Autre souvenir ancien : Zolder, début du printemps 1984, lors d’essais préliminaires. Ayrton venait d’accéder à la F1. Il avait été engagé par Toleman. Gérard Larrousse, qui dirigeait Renault Sport, ne le connaissait pas encore. Il m’avait demandé de le lui présenter.

Johnny Rives

(Avec l’aimable autorisation de Sport-Auto)

Ayrton ne fut pas insensible à cette rencontre. Renault pouvait en effet constituer une perspective correspondant à ses ambitions de débutant doué. Il avait salué Gérard en lui disant: « Je vais apprendre le français ». Preuve sans doute que rien n’était encore fait avec Lotus… où il devait devenir un remarquable pilote Renault dès l’année suivante  (1985).

CONFIANCE

 Nos relations devaient devenir de plus en plus étroites au fil des courses et de nos rencontres. Il m’accordait je crois une assez grande confiance. A preuve : lorsque fin 1987, il eut signé pour McLaren, il me le prouva de façon émouvante. C’était au soir des derniers essais du GP d’Australie, ultime épreuve de la saison. Je déambulais dans le parc des coureurs quand il m’aperçut et me fit signe de le rejoindre. Il était assis à proximité des installations Lotus où les mécanos s’activaient pour préparer la course du lendemain. « Il faut que je te montre quelque chose, » me dit-il. Je m’installais auprès de lui et il sortit une lettre de sa poche. « Tiens, lis la, mais n’en fais pas état dans ton journal… »

 Cette lettre lui avait été écrite par Gérard Ducarouge qui venait de vivre trois saisons inoubliables avec Senna en tant que responsable technique de Lotus. Gérard y disait la fierté et la gratitude qu’il ressentait profondément à son égard. Une très belle lettre, empreinte d’une émotion profonde et sincère, que je pourrais résumer ainsi : « J’éprouve une grande fierté d’avoir travaillé ces trois saisons avec toi. Jamais je n’ai côtoyé un pilote aussi passionnant que toi, aussi motivant, aussi génial. Je n’oublierai jamais ces moments que nous avons partagés professionnellement qui sont les plus beaux de toute ma carrière. »

Ma mémoire ne me permet hélas pas de retrouver rigoureusement l’émotion que Gérard Ducarouge avait su manifester dans sa superbe missive. Une émotion que Senna avait pleinement ressentie, j’en ai eu la preuve sans attendre. Car, en lui rendant sa lettre après l’avoir lue, j’ai découvert son visage couvert de larmes. Ce fut évidemment un moment très fort entre lui et moi qui scella un lien…

MÉFIANCE

Ce lien, hélas, devait connaître une longue parenthèse 18 mois plus tard – de mai 1989 jusqu’à l’automne 1993. Par ma faute, sans aucun doute.

Explication : après qu’ils aient vécu une première saison intense en tant qu’équipiers chez McLaren en 1988 (15 victoires sur seize Grands Prix, huit pour Ayrton, sept pour Alain), les choses finirent par se gâter entre Senna et Prost en 1989, tant leur rivalité était aiguë. A Imola, à la demande de Senna, ils avaient conclu un accord destiné à limiter les risques d’une éventuelle bousculade à l’abord du premier virage (Tosa). Pour ne pas risquer de compromettre leurs chances, ils avaient décidé de ne pas s’attaquer en abordant le tout premier freinage. Pour une fois, Prost prit un meilleur départ que Senna. Or, quand ils arrivèrent à Tosa, Ayrton prit l’avantage au freinage en dépit de leur accord. Hors de lui après la course, considérant qu’il avait été floué, Prost (2e) refusa de monter sur le podium auprès de Senna, le vainqueur.

 L’affaire ne devait pas en rester là. Elle aurait pourtant pu se conclure peu après, au cours d’une journée d’essais privés à Pembrey où, ayant mené son enquête, Ron Dennis le patron de McLaren, conclut que Senna n’avait pas respecté sa parole et qu’il devait des excuses à Prost.

« OFF THE RECORD »

 Devant l’insistance de Ron Dennis, Ayrton finit par s’y plier, présenta ses excuses mais en ressentant tant de rage qu’elles s’accompagnèrent, là encore – mais pour de tout autres raisons que précédemment – de quelques larmes. Alain me raconta l’épisode. Il devait plus tard assurer qu’il m’avait fait cette confidence « off the record ». Depuis que j’entretenais des relations étroites avec tant de pilotes, j’avais reçu des dizaines de confidences d’ordre privé et m’étais honoré de toujours les respecter. En ce qui concerne l’affaire d’Imola 1989, je n’ai jamais eu le souvenir d’avoir fait promesse de ne rien dire. Cela ne m’excuse pas car, promesse ou non, je n’aurais pas dû rapporter cet incident dans toute son expression – notamment les larmes. Je l’ai fait par  manque de réflexion. J’en assume la pleine responsabilité.

 La rivalité Senna-Prost se répercutait de façon tellement aiguë dans la presse qu’aucun journaliste ne contrôlait vraiment sa neutralité. Moi comme les autres. Et quelle que fut l’admiration que je portais à Senna, j’étais influencé par l’audience française de mes articles. Elle m’incitait sans doute à avoir plus de tolérance pour Prost que pour Senna.

 Bref, je rédigeais un tout petit écho sur l’histoire de Pembrey, mentionnant les larmes versées par Senna lorsqu’il s’était excusé. Cela fit l’effet d’une bombe. Ron Dennis m’accusa de profiter de mon amitié avec Prost pour divulguer des informations que je n’aurais pas dû connaître. Conséquence brutale : Senna ne m’adressa plus directement la parole pendant plus de trois ans.

 Quand je dis qu’il ne m’adressa plus la parole, ce fut strictement le cas. J’en eus un premier  exemple la veille du premier Grand Prix de 1990 (Phoenix). Marlboro avait organisé une conférence de presse avec l’ensemble de ses pilotes. Ils étaient sur une estrade et les journalistes face à eux, comme dans une salle de spectacle. Les questions allèrent bon train. Mais j’avais une ou deux précisions à me faire donner et après la « conf », comme c’était souvent le cas, chacun essayait de bloquer le pilote dont il avait le plus besoin. Pour moi, c’était Senna. Je m’arrangeais donc pour le coincer et lui poser une ou deux questions de détail. Un journaliste voyant l’aubaine, était venu se placer tout près de moi pour écouter Ayrton. Celui-ci réfléchit. Et il répondit enfin à mes questions. Mais sans me regarder : en fixant mon confrère ! Heureusement qu’il était venu celui-là car qui sait si Ayrton m’aurait répondu si j’avais été seul ?

PAIX DES BRAVES

Et puis le temps passa. Senna et Prost se rabibochèrent. Pour se fâcher de nouveau au moindre prétexte. Et se réconcilier jusqu’à la prochaine mésentente. Cela jusqu’à la fin de la saison 1993 quand, victorieux de l’ultime Grand Prix (Australie), Senna invita Prost, champion du monde pour la 4e fois, à le rejoindre sur la plus haute marche du podium. Ça n’était plus une trêve, mais la paix des braves, la vraie. Prost ayant décidé de mettre un terme à sa carrière, ils ne seraient désormais plus rivaux. C’en était donc fini de leur rivalité. Leur duel avait donné une dimension magnifique à la F1 au cours des dernières années. Le moment était manifestement venu pour eux d’entamer des relations moins ambigües.

 J’avais également eu ma part dans cet élan de réconciliation. Senna ayant signé pour Williams-Renault en 1994, il avait demandé à Jean-Jacques Delaruwière, l’attaché de presse de Renault Sport, de réunir les journalistes français afin qu’il puisse débattre avec eux de leurs récentes relations et aplanisse tout différend. Cette rencontre eut lieu sur le circuit d’Adelaïde. Nous étions une bonne quinzaine autour d’une table et comme par hasard, Senna et moi nous retrouvâmes cote à cote. Après son préambule, il me revenait évidemment de lui poser la première question. Puis la deuxième, la troisième, la quatrième etc. J’étais soulagé et heureux de retrouver avec Ayrton des relations qui m’avaient énormément manqué depuis quelque trois ans.

« YES, I KNOW ! »

Après la saison, il fut convoqué au siège de la FIA, place de la Concorde à Paris, pour affronter une commission de discipline chargée de juger un différend (musclé !) qui l’avait opposé au comingman Eddie Irvine à l’issue du G.P. du Japon.

 Mon journal en profita pour l’inviter dans les locaux de L’Equipe ce même jour (un vendredi) afin qu’il les visite et qu’il réponde à des questions plus personnelles. La dernière page (couleurs) de l’édition du samedi lui serait exclusivement réservée. Hélas, la commission de discipline avait fort à faire. Et Senna ne put débarquer à L’Equipe que vers 20 heures alors qu’on l’attendait depuis le milieu de l’après-midi. Le temps urgeait car il fallait boucler la page peu après 22 heures. Le temps de l’interview, puis celui de l’écriture étaient étroitement mesurés. Nous étions deux à nous partager ce travail, heureusement.

Quand la conversation fut achevée, Patrick Chapuis, le chef de la rubrique auto, proposa à Senna de visiter le journal, et notamment l’atelier de composition. Après quoi nous serions tous réunis de nouveau pour un ultime verre. « Désolé Ayrton, je ne pourrai pas être là pour le champagne, lui dis-je. Car c’est aujourd’hui mon anniversaire et ma famille est déjà en train de m’attendre pour une petite fête… »

 Et là, au grand étonnement de mes camarades du journal qui avaient assisté à l’entretien, pour ne rien dire de ma propre surprise, Ayrton répliqua : « Yes I know… » Et de mettre la main à la poche pour en extirper un petit paquet cadeau qu’il me remit avec un grand sourire. Il s’agissait d’un porte-clé « Seninha », le nom de l’entreprise de bienfaisance qu’il venait de créer au bénéfice de l’enfance brésilienne. Je l’offris à ma femme qui le conserve toujours précieusement aujourd’hui.

Ayrton eut l’occasion de m’accorder une autre faveur, peu de temps plus tard. En mars 1994 exactement, à l’occasion d’essais préliminaires en vue du championnat qui allait bientôt commencer. Les premiers auxquels se plia Ayrton pour le compte de sa nouvelle équipe Williams-Renault – lors des précédents, il avait jugé plus utile de se ressourcer chez lui au Brésil, dans sa résidence balnéaire d’Angra dos Reis. Il était également occupé à structurer sa société « Ayrton Senna Promoçoes ». D’où ses absences lors des deux séances d’essais ayant eu lieu pendant l’hiver à Barcelone, où l’on avait pu voir la nouvelle McLaren à moteur Peugeot (Hakkinen, Brundle), la nouvelle Ferrari 412 T1 dessinée par John Barnard (Berger, Alesi) et surtout la Benetton propulsée par un nouveau moteur Ford Zetec R avec laquelle Michael Schumacher avait trusté les meilleurs temps.

DERNIÈRE INTERVIEW À IMOLA

A Imola, Ayrton faisait donc connaissance avec sa nouvelle monture, la Williams-Renault FW16. Ainsi qu’avec les nouvelles armes de ses adversaires principaux. Il travaillait avec application. Chaque soir vers 18 heures, il donnait rendez-vous aux journalistes qui étaient friands d’informations concernant le grand favori du championnat 1994. Il rencontrait d’abord les internationaux pour un point de ses activités en anglais. Puis les Italiens, évidemment nombreux à Imola. Et enfin les journalistes de langue portugaise – Brésiliens et Portugais.

Le dernier jour, ayant rencontré un problème mécanique qui avait écourté sa journée de travail, ce rendez-vous eu lieu plus tôt. Quand je m’y rendis, Ayrton en finissait avec les Portugais. Un tout jeune reporter italien se faufila près de moi et lui tendit un micro à brule-pourpoint. « No, l’italiano l’ho già fatto… » répondit Ayrton d’une voix calme.

 Alors j’osais : « E l’inglese, l’hai già fatto ? »

Se tournant vers moi, il esquissa un sourire et me dit : « Yes, but I can answer few more questions ! »

J’étais définitivement rentré dans ses bonnes grâces. Ce fut la dernière interview qu’il m’accorda. Sur le circuit même où la mort l’attendait un peu plus d’un mois plus tard.

Illustration de Yan Denes : Les yeux de Senna. https://www.facebook.com/yan.denes

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