Les 24 heures du Mans 1955 ont été le théâtre d’une catastrophe et d’une injustice. L’enchaînement des circonstances ayant provoqué ce drame a longtemps désigné un responsable qui n’était plus là pour s’expliquer. Cinquante cinq années se sont écoulées avant que le film de Paul Skilleter ne nous aide à saisir la vérité, comme nous l‘explique René Fiévet.

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The 1955 Le Mans disaster from Youtube

À n’en pas douter, le film que je vous propose ici est un véritable événement, quelque chose d’exceptionnel, que vous n’aviez probablement encore jamais vu. Il s’agit d’un documentaire de la BBC, diffusé le 17 mai 2010, qui relate la catastrophe du Mans en 1955 [1].

Dans ce documentaire, on peut voir le film de l’accident avec une extraordinaire précision, et reconstituer pratiquement avec exactitude l’enchaînement des causes et des conséquences. Jusqu’à ce jour, ce film n’avait jamais été diffusé. Pourtant, je me doutais bien qu’il existait depuis que j’avais lu, il y a une quinzaine d’années, le livre de Chris Nixon, Mon ami Mate, qui s’étend longuement sur cet accident. Dans le livre, il y avait trois images de ce film, dont l’auteur nous indiquait qu’elles lui avaient été fournies par Paul Frère. A l’époque, je m’étais étonné de voir pour la première fois, quarante ans plus tard, ce témoignage visuel capital [2].

De toute évidence donc, ce film existait, et jamais il n’avait été diffusé. J’ai longtemps pensé qu’il était resté sous scellés au Tribunal du Mans. Après enquête, il apparaît que ce film a été acheté par Jaguar à un spectateur anglais qui fut blessé dans l’accident et passa trois mois à l’hôpital. Il se trouve qu’un journaliste anglais particulièrement opiniâtre, Paul Skilleter, qui a travaillé de longues années sur cette catastrophe, disposait par ailleurs de la totalité des images du film, sous forme de photographies : 58 au total [3]. En les mettant bout à bout, dans leur ordre séquentiel, il a donc pu reconstituer le film avec exactitude. C’est celui-ci qui vous est montré dans le document ci-joint.

Il n’est pas dans mon intention de revenir ici, en long, en large et en détails, sur cette terrible catastrophe, qui d’ailleurs présente de multiples aspects, et notamment le mystère qui continue de planer sur les raisons de la mort d’un si grand nombre de personnes [4]. Je voudrais seulement me limiter à un aspect de ce drame : rendre enfin justice à Pierre Levegh.

Car un doute fondamental a toujours plané sur cet accident. Même si Pierre Levegh n’était pas à l’origine de l’enchaînement des faits qui ont conduit à l’accident, n’aurait-il pas pu l’éviter néanmoins s’il avait mieux maîtrisé le bolide qu’il conduisait ? N’était-il pas lui aussi responsable de la catastrophe par incompétence ? Après tout, la course est un univers chaotique, incertain, imprévisible, qui appelle l’erreur humaine, plus exactement l’erreur d’appréciation. Hawthorn et Macklin – l’un et l’autre, l’un ou l’autre, peu importe – ont peut-être commis une erreur de ce genre. Mais elle est excusable, compréhensible. On appelle cela un « incident de course ». Mais il y a une faute qui ne l’est pas, c’est l’incompétence quand on conduit des bolides qui atteignent les 280-300 kilomètres/heure. Ce fut l’angle d’attaque adopté par l’état major de Jaguar, sous l’impulsion notamment de Lofty England qui accabla Pierre Levegh. Il fut largement relayé par la presse anglo-saxonne. Mais aussi par la presse française : Olivier Merlin, dans Paris Match, écrivit un long article dans lequel il accablait Levegh [5]. Le journaliste Jacques Ickx nous décrit un Levegh livide au moment du départ, portant le masque de la mort, certain du sort qui l’attend, comme dans un drame antique [6].

Accusation terrible, épouvantable même, portée contre cet homme qui n’était plus en mesure de se défendre. Une chose toutefois mérite d’être soulignée : il ne s’est trouvé, à ma connaissance, aucun pilote pour faire le moindre reproche à Pierre Levegh, et certainement pas Fangio qui, on le sait, fut le témoin le plus direct du drame. Eux savaient bien à quoi s’en tenir.

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L’équipe Mercedes au grand complet avant la course. De gauche à droite : Neubauer, Fangio, Moss, Levegh, Fitch, Kling, Simon et l’ingénieur Uhlenhault. Une veste mal coupée donne à Pierre Levegh l’allure d’un homme rondouillard. En fait, d’autres photos prises au même moment donnent l’image d’un homme plutôt svelte (source: Le Miroir des Sports n° 518, lundi 13 juin 1955)

Mais le résultat est là, incontestable : l’accusation a porté, avec une redoutable efficacité. Et le doute s’est insinué, comme un poison lent. Il s’est écrit beaucoup de choses sur le drame de 1955, des livres ont été publiés, et aucun n’omet d’aborder la question du niveau de compétence de Levegh pour piloter le bolide qui lui avait été confié. Cette problématique est devenue centrale, récurrente, dans toute discussion sur les causes du drame depuis 50 ans.

Mais justement, qu’en est-il exactement de cette accusation ? Une chose est sûre : la Mercedes 300 SLR qui lui avait été confiée était la voiture la plus puissante jamais mise entre ses mains. Et il est clair qu’il était loin de pouvoir en tirer la quintessence, comme Fangio ou Moss. Mais cela en faisait-il pour autant un pilote incompétent, voire dangereux ? Rien n’est moins sûr. Les temps aux essais le mettaient devant son coéquipier John Fitch. En plus, il connaissait bien le circuit, et était un coureur expérimenté. Depuis le début de la course, il avait adopté un rythme régulier, comparable à celui de son autre coéquipier Karl Kling qui le précédait de peu au moment de l’accident. Cela correspondait à l’évidence à une tactique de course : le lièvre, c’était Fangio. Hors de question pour lui de jouer dans la cour des grands et de se mesurer aux deux fous furieux qui se tiraient la bourre depuis le départ et qui se croyaient dans un grand prix de Formule 1 [7]. Au moment de l’accident, Levegh était en 5ème position, derrière les Ferrari de Castellotti et Maglioli [8]. En définitive, après 2 heures 28 de course, Levegh avait concédé 4 minutes 15 à Hawthorn et Fangio, soit une moyenne de 7 secondes au tour [9]. Cela peut paraître beaucoup, mais cela n’avait en fait rien d’anormal, ni d’exceptionnel, dans une course comme les 24 heures du Mans où les stratégies d’équipe imposaient des rythmes différents aux pilotes d’une même écurie. En outre, à cette époque, où les purs professionnels étaient peu nombreux, et les voitures parfois très difficiles à conduire, l’écart intrinsèque entre les pilotes pouvait être considérable. Ainsi, quand Ivor Bueb prit le relais de Hawthorn après l’accident, il fut mangé tout cru par Stirling Moss qui avait pris la suite de Fangio, concédant une quinzaine de secondes à chaque tour, jusqu’à perdre 2 tours sur la Mercedes en l’espace de 2 heures. Il est vrai aussi que Levegh ne s’était pas aidé lui-même, et avait contribué bien involontairement à entretenir ce doute sur ses capacités. La veille de la course, aux essais, un accident avait eu lieu, impliquant la Gordini d’Elie Bayol. En raison d’une signalisation défaillante, Levegh avait évité l’accident de peu. « Nos voitures sont trop rapides » avait-il déclaré en rentrant au stand. Paroles malheureuses, prononcées sous le coup de l’émotion, dont on se servira contre lui par la suite [10].

Sans apporter de révélations particulières, le film nous éclaire sur les circonstances de l’accident. Il met notamment en évidence l’énorme écart de vitesse entre les voitures. On a pu estimer ainsi que les voitures de Hawthorn et Macklin roulaient au moment de l’accident à environ 180 km/h, alors que celles de Levegh et Fangio étaient à 240 km/h. Et on voit bien que l’Austin Healey de Macklin fait son brusque écart à gauche au moment où Levegh s’apprête à le dépasser et ne se doute de rien. Il est remarquable de constater qu’on a retrouvé des traces de freinage de Levegh, ce qui témoigne de sa rapidité de réaction [11].

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Une belle image de Pierre Levegh, sportif émérite, amateur doué, prise peu avant les 24 heures du Mans 1955 (source : experiencelemans.com)

La deuxième chose que l’on remarque, c’est que la voiture de Macklin fait un énorme écart sur la gauche, beaucoup plus important que ne l’aurait justifié un simple dépassement. Et beaucoup plus accentué que ne le suggèrent les innombrables graphiques qui ont été publiés pour expliquer les circonstances de l’accident. De ce point de vue, les images du film fournissent un témoignage irremplaçable. De toute évidence, la manœuvre de Macklin est désespérée, et il perd plus ou moins le contrôle de sa voiture puisqu’il empiète complètement sur la partie gauche de la piste, là où se trouve Levegh. Et c’est au moment où il « rattrape » son véhicule que la collision a lieu avec Levegh. Celui-ci a à peine eu le temps d’esquisser un mouvement d’évitement : tout est allé trop vite. Et quand bien même ce mouvement d’évitement aurait réussi, on voit bien qu’à la vitesse où il allait, au milieu d’une courbe, il serait de toute façon allé percuter les fascines.

Car il y avait une courbe ! C’est un point qu’on oublie souvent de signaler, mais qui a son importance, et que souligne à juste titre le document de la BBC : l’accident a eu lieu au milieu d’une courbe ; une courbe légère certes, peu accentuée, une sorte d’inflexion de la piste, mais suffisante pour constituer un passage délicat pour un bolide lancé à 240 km/h. En plus, cette courbe correspond à un rétrécissement de la piste, ce qui en fait un passage particulièrement dangereux quand plusieurs voitures se présentent au même moment. Tout ceci explique la trajectoire adoptée par Levegh, parfaitement normale vu les circonstances, et probablement la seule possible en raison de la vitesse de son véhicule. Car Pierre Levegh n’avait qu’une obsession: aller le plus vite possible pour ne pas retarder indûment son coéquipier Fangio qui s’apprêtait à le dépasser dans la ligne droite des stands.

De ce point de vue, l’article de Paul Frère, paru en juin 1975 dans Autorevue, n’emporte pas la conviction. Il ne peut échapper à personne, en lisant cet article, que Paul Frère, très lié à l’écurie Jaguar dont il avait piloté les voitures au Mans, veut à tout prix exonérer Hawthorn et Jaguar de la responsabilité de l’accident. Pour cela, sans accabler pour autant Pierre Levegh, il suggère néanmoins que celui-ci aurait dû adopter une trajectoire plus large – autrement dit laisser encore plus de place entre lui et le duo Hawthorn-Macklin – ce qui aurait évité l’accident. Il me semble que cette argumentation est viciée à la base, en raison d’un présupposé fondamental : pour qu’il en fût ainsi, il eût fallu que Pierre Levegh anticipe la manœuvre de Macklin, ce qui évidemment ne fut pas le cas. Et si cela avait été le cas, il aurait tout simplement freiné bien à l’avance et ralenti sa vitesse. Mais surtout, il me semble qu’il ne pouvait pas, vu sa vitesse, prendre une trajectoire trop extérieure qui l’aurait amené à longer les fascines de façon extrêmement périlleuse, au risque de sortir de la route [12]. Une fois encore, au risque d’enfoncer les portes ouvertes, la clé de l’explication c’est la vitesse des véhicules, et surtout l’écart de vitesse entre ceux-ci. Pouvait-on reprocher à Levegh de se comporter comme le coureur automobile qu’il était, et d’aller le plus vite possible ? [13] « Je ne pouvais rien faire » a déclaré Fangio, pour répondre à ceux qui lui demandaient comment il avait fait pour éviter l’accident. Le témoignage le plus autorisé qui soit, qui valait toutes les disculpations pour le malheureux Levegh, mais que peu ont voulu entendre.

Pierre Levegh

Cette image, extraite du film ci-dessus, montre le moment fatidique où la Mercedes de Pierre Levegh heurte l’Austin Healey de Macklin. On remarque deux choses : l’écart important fait pas Macklin pour éviter la Jaguar de Hawthorn, empiétant largement sur la partie gauche de la piste, et la courbure de la piste à cet endroit, qui interdit à Levegh, à la vitesse où il se trouve, de prendre une trajectoire plus extérieure. A gauche, la Jaguar d’Hawthorn. Derrière Levegh, on devine la Mercedes de Fangio. Et plus au fond, celle de Kling qui a ralenti pour amorcer son retour aux stands.

Le film nous permet aussi de lever définitivement une incertitude : Levegh a-t-il levé la main pour prévenir Fangio juste avant le choc avec la voiture de Macklin ? C’est ce que laissaient penser les déclarations de l’Argentin. En fait, au vu des images, il n’en est rien et il apparaît que les propos de Fangio ont été mal compris, car probablement mal traduits. En réalité, Levegh a effectivement levé la main pour prévenir Fangio, mais bien avant, à la sortie de Maison Blanche. C’est ce qu’écrit Michel Bonté dans son livre (page 44), et c’est la seule version vraisemblable. Levegh, qui venait d’être passé par Hawthorn et se rapprochait de Macklin, a levé la main pour dire à Fangio d’attendre pour le dépasser, car la route n’était pas dégagée devant lui. Et c’est pour cela que Fangio a pu dire que le geste de Levegh lui avait sauvé la vie. Car Fangio, tout à sa poursuite de Hawthorn, aurait pu dépasser Levegh dans la ligne droite qui précède les stands et, par conséquent, se trouver directement mêlé à la catastrophe à la place de Levegh.

En définitive, on comprend assez bien pourquoi il a fallu plus de cinquante années, et l’acharnement d’un journaliste, pour que ce film soit en mesure d’être diffusé. Jaguar, qui en était le propriétaire, souhaitait sans doute qu’on continue de raconter une autre histoire, et que Levegh ne puisse être totalement disculpé. Mais il faut bien maintenant se rendre à l’évidence, une évidence qui était déjà apparue il y a bien longtemps à Chris Nixon : « Any suggestion that Levegh could have avoided Macklin is patently absurd.  » (Mon ami Mate, Transport Bookman Publications, 1991). Une évidence qui a fini par s’imposer à Paul Skilleter lui-même, pourtant attaché à réhabiliter la mémoire d’Hawthorn et dont tous les travaux consistent à exonérer le champion britannique de la responsabilité de l’accident : “Where my view did change (après avoir vu le film, ndr) was that I no longer place any of the blame on Levegh, who did not have the time to react.” (Forum Autosport Bulletin Board, 10 juin 2010).

Il n’est jamais trop tard pour rendre justice à la mémoire d’un homme, surtout quand celui-ci est tenu pour responsable, même indirectement, de la mort d’environ 80 personnes. Pierre Levegh n’est peut-être pas une victime au même titre que les malheureux spectateurs qui trouvèrent la mort dans la catastrophe : il connaissait les risques, et les avait acceptés. Mais il fut une vraie victime de la calomnie et du dénigrement. Dans son livre, Christopher Hilton a parfaitement bien résumé cet état de fait : « En plongeant dans la mort, Pierre Levegh ignorait que les suites de l’accident tourneraient autour de sa personne. Il était une proie pour qui se souciait de désigner avant tout un coupable. Il avait 50 ans. Il était donc sujet à toutes sortes de sous entendus sur son âge trop élevé. Il était français et les Britanniques seraient peu enclins à le ménager. En plus, comme on dit, les morts ne parlent pas. Et ils ne peuvent donc pas se défendre » (page 183).

Ce sera ma conclusion.

René Fiévet

[1] Deadliest crash, the 1955 Le Mans disaster. Dans l’extrait montré dans cette note, les images inédites de l’accident apparaissent à la 7ème minute.

[2] En réalité, j’ai découvert plus tard que ces photos provenaient d’un article de Paul Frère en juin 1975, dans la revue autrichienne Autorevue, dans lequel figuraient huit images du film. De toute évidence, celles-ci lui avaient été données par Jaguar. D’ailleurs, tout l’article de Paul Frère consiste à atténuer la responsabilité d’Hawthorn, en démontrant que sa manœuvre de rentrée aux stands n’avait pas eu la brutalité qu’on lui avait généralement attribuée.

[3] Paul Skilleter a écrit un livre sur Mike Hawthorn (Mike Hawthorn, Golden Boy, PJ Publishing 2008), et s’attache à réhabiliter la mémoire du grand champion anglais à propos de l’accident du Mans. Il nous dit avoir obtenu ces clichés grâce à Lofty England, le chef d’équipe de Jaguar à cette époque.

[4] On lira avec profit le livre de Michel Bonté (11 juin 1955, B.A. éditions 2004) que je trouve nettement supérieur à un autre livre paru au même moment, écrit par Christopher Hilton (Le Mans, 11 juin 1955, la tragédie, Editions Solar, 2005). Toutefois, le livre de ce dernier fourmille de faits, anecdotes et témoignages très intéressants qui sont fort utiles pour la compréhension du drame. On notera que ces deux livres font mention du film de l’accident dont il est question ici, mais à l’évidence les deux auteurs n’en connaissaient que certaines images (probablement celles provenant de l’article de Paul Frère dans Autoreview de juin 1975).

[5] Article publié dans le Paris Match numéro 326 du 2 juillet 1955.

[6] Je n’ai pas la référence exacte du texte de Jacques Ickx. Je ne peux qu’en communiquer un extrait que j’ai pu lire dans le livre de A. J. Baime (Go like hell, Mariner Books 2009) : « Levegh was going about with the face of a man in mortal terror. It was the stuff of Greek tragedy. His pride, his immense obstinacy, would not let him admit that the car was beyond his capacity, that he should step down. All the time, Mercedes believed that he would ask to be released. They did not want to tell him that he was not up to it. So they waited for the resignation that never came. » Comme on le voit, pour Jacques Ickx, Levegh était coupable avant même que l’accident ait eu lieu. Coupable d’avoir pris le départ tout simplement ; de ne pas avoir admis son niveau d’incompétence (« coupable, forcément coupable » pourrait-on dire en parodiant la célèbre formule de Marguerite Duras). Cette histoire de l’équipe Mercedes inquiète de son niveau performance et espérant secrètement son renoncement avant le départ me paraît être une pure invention. En effet, Levegh était plus rapide que son coéquipier John Fitch. Or ce dernier fut utilisé par la suite par Mercedes sur la 300 SLR pour le Tourist Trophy (avec Stirling Moss) et la Targa Florio (avec Desmond Titterington).

[7] Hawthorn et Fangio battaient tous les records : record du tour en 4 minutes 6 secondes 6 pour le premier, et 4 minutes 7 secondes 8 pour le second. De leur aveu même, ils étaient pied au plancher ; ils ne pouvaient pas aller plus vite. De leur côté, Fitch et Pierre Levegh avaient établi leur plan de course : ils feraient une course sage au début, en attendant que la situation se décante. Puis, au petit matin, ils accéléreraient le rythme.

[8] Plus précisément, il était 6ème juste derrière Kling à la fin du 33ème tour. Puis, peu après Mulsanne, il a dépassé Kling qui a ralenti pour s’arrêter aux stands en raison de problèmes avec son accélérateur. Sur le film, on voit très bien la Mercedes de Kling à l’arrière-plan, derrière Levegh et Fangio.

[9] Il est tout à fait possible de se faire une idée du niveau de performance de Levegh depuis le début de la course jusqu’au moment de l’accident. En effet, on sait exactement à quel moment la voiture de Fangio a passé la ligne de chronométrage quand l’accident a eu lieu (2H 27 minutes et 49 secondes pour 35 tours). Cela aurait été le temps de Levegh (pour 34 tours). J’ai donc pu calculer (en neutralisant le premier tour accompli par Levegh en 4 minutes 45 secondes), que sa moyenne entre le 2ème et le 34ème tour avait été de 4 minutes 20 secondes (contre 4’ 13 secondes pour Hawthorn et Fangio), soit un niveau tout à fait remarquable et nettement supérieur à ses temps aux essais. Qui plus est, son meilleur tour en course s’établissait à 4 minutes 14 secondes, et il avait accompli 12 tours en moins de 4 minutes 18 secondes. D’ailleurs, il suivait sans difficulté apparente le rythme de son coéquipier Kling, et si Hawthorn faisait jeu égal avec Fangio, Levegh précédait les Jaguar de Beaumont et Rolt, coéquipiers de Hawthorn. Rien, décidément rien ne vient étayer la thèse d’un Levegh incompétent, un peu dépassé par les évènements, et véritable danger public au volant d’une voiture trop puissante pour ses possibilités.

[10] En fait Levegh ne faisait que dire ce que beaucoup d’autres pilotes disaient, y compris Fangio : les voitures étaient devenues trop rapides par rapport aux conditions de sécurité prévalant à cette époque sur les circuits. Le livre de Christopher Hilton abonde de témoignages en ce sens.

[11] Toute une partie de l’accusation à l’encontre de Pierre Levegh repose sur le fait qu’il serait resté sans réaction face à la manœuvre de Macklin (en raison de son âge, de son incompétence ?). Le film montre bien que ce n’est pas le cas : la réaction de Levegh a été foudroyante, et on voit parfaitement bien sa voiture obliquer légèrement sur la gauche, en même temps qu’il freine, pour éviter Macklin. Mais c’était trop tard.

[12] Commentant le texte de Paul Frère, dans sa note du 28 février 2009 sur Mémoire des Stands (« Retour vers le passé« ), le Professeur Reimsparing dit à peu près la même chose que moi : une trajectoire plus à l’extérieur n’aurait pas évité la catastrophe en raison précisément de la configuration de la piste. Mais avec une nuance de taille : parce que Levegh, dit-il, ne maîtrisait pas assez bien sa voiture, du moins dans des circonstances extrêmes. « Nonobstant tout le respect que l’on doit à la mémoire de Levegh » ajoute-t-il, pour atténuer la sévérité de son propos. Comme on le voit, cette idée d’un Levegh coupable par incompétence a profondément imprégné les esprits. Le poison lent a fait son effet.

[13] Je mesure la témérité de l’entreprise : qui suis-je, pauvre commun des mortels, qui n’ai jamais tenu le volant d’une voiture de course, pour oser porter la contradiction à Paul Frère ? Mais il me semble que l’argumentation de Paul Frère repose sur une perception nécessairement déformée des choses, à partir des huit clichés du film de Jaguar. Il ne disposait pas du film à vitesse réelle et, qu’on le veuille ou non, et quelle que soit son expérience de la course, l’examen des images fixes ralentit le déroulement des événements et permet d’échafauder des hypothèses et scénarios qui n’ont plus de raison d’être quand on regarde le film à vitesse réelle. Par exemple, en aucun cas les images fixes ne rendent compte de la différence de vitesse entre les véhicules. C’est pour cette raison qu’il me semble que ce film autour du pilote Pierre Levegh constitue un véritable tournant dans l’explication du drame du Mans.

(*) : texte publié dans Mémoire des Stands le 28 juillet 2010

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