Il est né l’année où son père a commencé sa carrière photographique sur les circuits. Fangio, Moss ou Hill l’ont fait sauter sur leurs genoux. Il est maintenant aussi connu que le fut son père en son temps. Mais les temps ont justement bien changé et, au moment où les Formule 1 vont reprendre le départ à l’autre bout de la planète, il était intéressant de demander à Paul-Henri Cahier si « c’était vraiment mieux avant ».

CC 1 2007 PHC Suzuka.jpg

 

Votre père vous a amené très tôt sur les circuits ?

J’ai un souvenir diffus, mais réel, d’être allé à Pau à la fin des années cinquante. Je devais avoir 5 ou 6 ans. Mais je me souviens plus des années soixante où il m’emmenait à Monza, ou ailleurs, quand j’étais en vacances scolaires. Monza, c’était un classique parce qu’on y allait en voiture d’Evian. Je me souviens arrivant dans le parc de Monza entendre le bruit des voitures, sentir l’odeur, c’était très excitant. Et je suis vite devenu une encyclopédie : je connaissais tout des voitures, des records, etc. J’ai oublié depuis (rires) !

Et comme votre père avait ses entrées partout, c’était encore mieux !

Ah ben, j’étais très privilégié parce que je me retrouvais avec un laissez-passer, j’allais dans le paddock, dans les stands, sur la piste, c’était exceptionnel !

Vous fréquentiez d’autres circuits que Monza ?

Absolument : le Nürburgring, Spa, Brands Hatch parfois. Mais celui que je trouvais le plus magique, c’était Monza ! C’est évidemment celui où je suis allé le plus souvent, mais l’ambiance y était réellement exceptionnelle. J’ai encore dans l’oreille la voix du speaker qui annonce les résultats (il prend l’accent italien et un ton exalté) : « Il numero otto, John Surtees, con la sua Ferrari, uno trenta sei, nuovo miglior tempo… ricordo » !!! Et là, monte la clameur de la foule !

Y avait-t-il alors un pilote qui vous impressionnait plus qu’un autre ?

J’en ai rencontré plein évidemment : ils venaient à la maison. Mais le plus charismatique, et qui venait d’ailleurs très souvent à Evian, c’était Fangio.

Vous arriviez à communiquer avec lui ?

Ah, c’était particulier, très haché évidemment. Il connaissait quelques mots de français, mais il fallait plutôt utiliser l’espagnol si on le pouvait, ou l’italien. Une langue latine en tout cas. Mais Fangio, c’était sa présence, sa personnalité, son aura, et surtout son regard qui impressionnait. C’était quand même le mythe qui était là ! Moi bien sûr, en tant qu’enfant, je réalisais mal. C’était juste un monsieur très gentil, ami de mon papa et je savais que c’était un grand pilote, voilà.

A quel moment vous êtes-vous dit : « Je serai photographe » ?

J’ai commencé à faire des photos dans les années 60, quand mon père m’a donné un appareil. Au début, c’était assez sommaire, assez basique : apprendre à installer un film dans l’appareil, être sûr qu’il soit bien mis, l’avancer et ensuite apprendre à faire le point et à mesurer la lumière pour commencer à faire des photos correctes.

Votre premier objectif, un 50mm j’imagine ?

Probablement. De toutes façons il y a avait très peu de téléobjectifs ou grands angles à l’époque. Et puis on commence toujours avec un 50. C’est comme ça que j’ai fait doucement mon apprentissage de 65 à 67, avec mon père à mes côtés.

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Votre père vous donnait des conseils ou alors c’était : « démerde-toi, fais tes preuves » ?

Oui, c’était plutôt « démerde-toi ». Mais ensuite, il regardait le résultat et commentait : « Celle-là est floue, ça c’est pas bon, ça par contre c’est pas mal ». J’ai donc appris comme ça, en corrigeant le tir après coup. Mais bon, j’ai appris assez vite. Et puis arrive 1968, l’année horrible : Jim Clark se tue, Mike Spence se tue, Scarfiotti se tue et Jo Schlesser se tue ! Et tout ça à chaque fois à un mois d’intervalle ! A Rouen, on passe le week-end avec Jo, parce qu’on était très proches. On dîne ensemble la veille et le jour de la course, je me poste deux virages au-dessus des Six Frères. Puis je vois la fumée, je descends et là je vois le résultat. Terrifiant ! J’étais un peu hébété et effrayé. Je suis alors descendu au Nouveau Monde et j’ai fait des photos. Dont celle, magnifique, de Jacky Ickx qui gagne son premier Grand Prix et qui va faire une double-page dans Champion. J’avais le virus de la vitesse, j’aurais pu devenir un bon pilote, mais là je me suis dit : « C’est vraiment trop dangereux ce bazar » ! En fait, la photo de Ickx, c’est un peu le destin qui a frappé à ma porte.

Bernard vous a aidé pour être publié ?

Oui bien sûr, il m’a donné un petit coup de pouce. Si je me souviens bien, c’était José Rosinski qui était rédac-chef, et on se connaissait tous très bien. Et bien sûr que mon nom était une aide à ce moment, parce que c’était pas Tartempion qui envoyait la photo. Mais honnêtement, si la photo n’avait pas été belle, elle n’aurait pas fait la double dans Champion. C’est partout pareil : quelqu’un peut vous ouvrir la porte, mais après c’est à vous d’entrer et de jouer de l’autre côté. Et ça, c’est pas facile !

Réellement ?

Complètement. On vit en permanence sous le regard des autres, et on reste très longtemps « le fils de ». Et il faut un long acharnement pour devenir enfin soi-même et être respecté en tant que tel. On le sent dans la manière dont les gens vous regardent ou vous parlent. C’est assez normal par ailleurs : Bernard était tellement célèbre que les gens se référaient forcément à lui en me voyant.

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Votre carrière débute au tout début des années 80. Vous faisiez quoi entre-temps dans les années 70 ?

Je fonctionnais un peu en On/Off. Je venais sur certains Grands Prix, mais j’avais aussi ma vie à côté. J’étais un « créatif en devenir » qui ne savait pas très bien ce qu’il voulait faire. Je n’étais pas à fond dans la photo, je me suis aventuré du côté de la musique, j’ai essayé de jouer de la guitare…

Vous êtes guitariste ???

Non, non ! Guitariste, c’est un grand mot. J’ai essayé (rires) ! Mais j’adore la guitare. J’ai aussi beaucoup voyagé, j’étais un peu un hippie des 70’s. Mais je revenais toujours sur les Grands Prix, car c’était quand même un moyen sympa de gagner de l’argent. Je faisais des piges pour mon papa. Je faisais des photos pour lui, je lui écrivais des communiqués de presse.

Ça se passait comment avec lui ? C’était du genre « Va te mettre dans la Courbe Ascari, moi je couvre les stands » ?

C’était un petit peu ça, oui. On se partageait un peu le travail. Mais je faisais ça de manière irrégulière. Jusqu’au début des années 80 où là, je décide de passer vraiment professionnel.

Au moment où lui commence à ralentir un peu ?

Oui… et non. Parce que d’une part il n’avait pas ralenti à ce moment précis mais surtout le ralentissement a été brutal pour lui, suite à l’affaire Balestre [Bernard Cahier entra en conflit avec le président de la FISA d’alors, Jean-Marie Balestre, qui lui interdit d’autorité tout accès aux circuits, NDLA]. C’était en 1985, il n’avait pas du tout prévu de mettre ainsi un terme à sa carrière en Formule 1 et en course automobile. Ce fut assez lamentable.

Et là, vous vous dirigez plutôt vers l’Angleterre, vers Autocourse notamment ?

Entre autres. Je profitais à plein des relations de mon papa qui connaissait tout le monde et qui me présentait partout. Et les gens me demandaient donc de leur envoyer ce que je faisais. Autocourse, ça s’est fait assez rapidement et je suis d’ailleurs vite devenu un des piliers d’Autocourse.

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La F1 d’alors était déjà différente de ce que vous aviez connu, plus de technologie, moins d’accès aussi, mais par rapport à maintenant, c’était encore un joyeux foutoir, non ?

C’était encore un joyeux foutoir ! C’était encore la F1 des années 70 et même un prolongement de celle des années 60. C’était pas si différent. Les motor-homes étaient un peu plus gros, mais c’étaient encore des motor-homes. On n’avait pas encore trouvé le concept de « hospitlity unit », qui a été inventé par McLaren.

Vous situez le virage du changement vers quelle époque ?

J’en vois deux. Le premier arrive au début de l’année 1989 à Rio, où notre ami « Hollywood », Cesare Fiorio, décide de fermer l’accès du garage Ferrari aux photographes. Avant, on pouvait circuler librement d’un garage à l’autre et là, grande première, ça devient impossible ! Et évidemment, ça a fait tâche d’huile : toutes les écuries ont interdit l’accès à leur garage. J’avais même proposé à mes collègues d’aller acheter des kilos de citrons et de les déverser devant le box Ferrari en faisant filmer ça par la télévision !

Dans la tradition du Prix Citron, quoi !

Voilà ! Mais mes confrères n’étaient pas très chauds et on n’a pas pu infléchir le cours inéluctable de l’histoire. C’est pour moi le début du changement. L’autre, c’est évidemment 1994, quand Max Mosley, dans un délire sécuritaire, devint totalement excessif suite au drame d’Imola. On quittait le rationnel : les circuits furent modifiés bêtement, on mit une chicane idiote dans l’Eau Rouge à Spa, une en Espagne, une à Monza, c’était incroyable quand on y réfléchit !

Je pense que les gens étaient déboussolés.

Complètement. Ils ne comprenaient plus et réagissaient de manière émotionnelle. Et là, on est entré de plain pied dans une époque régulée uniquement par le mot « sécurité ». Epoque qui avait commencé dans les années 70. C’est le mot tarte à la crème qui permet de vendre et d’imposer n’importe quoi en son nom. Mosley, qui était un politicien et avait des ambitions cachées à Bruxelles – qu’il n’a d’ailleurs jamais pu assouvir – a totalement embrassé cette optique sécuritaire pour la Formule 1. Ce qui a entraîné des circuits mutilés, des règles de plus en plus dures, de plus en plus de grillages, de distances, de zones de sécurité grandes comme des terrains de foot !

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Du fait que soyez de plus en plus de  photographes accrédités sur un GP, comment essayez-vous de faire quelque chose de différent des autres ?

Ah non, vous vous trompez ! On est au contraire de moins en moins nombreux. Ça se réduit comme une peau de chagrin. Il y a quelques années, on était grosso modo 130 accrédités. En 2012, on est redescendu à moins de 50 !

C’est dû à quoi ?…

C’est un phénomène général. D’une part, les grandes agences photo ont tué le marché en cassant les prix et en faisant des contrats avec tous les magazines dans le monde entier. En conséquence, elles laissent très peu d’espace aux indépendants. L’autre aspect est évidemment la situation de la presse papier qui est en chute libre. C’est une vraie catastrophe ! Si vous ajoutez l’un à l’autre, vous obtenez une situation devenue tristounette pour les photographes, du moins pour les indépendants.

Regrettez-vous les années d’autrefois où tout semblait plus cool, ou bien vous dites-vous « c’est l’évolution des choses, il faut s’y faire et l’accepter » ?

On m’a souvent posé la question. D’un côté, je pense qu’on a évidemment perdu énormément. On a perdu dans tous les sens du terme : la proximité physique pour faire de belles images, et puis la proximité affective, humaine. Dans les 50’s, 60’s et même les 70’s, on vivait de manière beaucoup plus intime avec les acteurs de ce sport. Et ça c’est fini pour de bon. Je dis toujours que la Formule 1 est un microcosme à l’image de la société. Aujourd’hui, les gens se parlent beaucoup moins, sont plus distants. Avant ils vivaient d’une manière plus rurale, ils se connaissaient, se parlaient. Maintenant, la population est devenue plus urbaine et plus personne ne se parle et se connaît. D’un autre côté, on ne peut pas nier que la Formule 1 actuelle est hautement fascinante : elle a atteint un niveau technologique énorme, les voitures vont incroyablement vite, c’est un spectacle haut en couleurs. Quand vous êtes sur une grille de départ, vous avez toujours les frissons face à ces chevaliers qui vont réaliser des choses qu’on est incapables de faire ! Et je peux vous assurer que les F1 à Monaco, ça reste sacrément impressionnant, surtout à un mètre des rails !

Mais si je vous dis que les voitures sont aseptisées, qu’elles ont des moteurs possédant tous la même architecture, le même nombre de cylindres, qu’elles font le même bruit…

C’est vrai. C’est parce qu’elles ont la même technologie cartographiée. C’est congelé ! Et c’est pas prêt de s’améliorer ! Mais c’est aussi dû aux règlements qui sont très contraignants, qui laissent peu de latitude aux ingénieurs. Ils ont tué la créativité, c’est évident. Et on revient à ce qu’on disait tout à l’heure : les Formule 1 sont à l’image du monde actuel. Un monde où il y a de plus en plus de réglementation pour tout et n’importe quoi, avec des centaines de lois obscures, voire absurdes, qui s’empilent les unes sur les autres. C’est un monde où l’année prochaine, il y aura encore plus de réglementation que l’année écoulée ou l’année d’avant.

Si on pose tout dans la balance, vous regrettez les temps anciens ou vous vous dites qu’actuellement c’est quand même assez excitant ?

CC 6 1999 Monaco Father & son.jpgVous savez, moi je m’adapte. Par nécessité, et par caractère. Je dis ça, mais en même temps, je suis un râleur et je suis peut-être celui qui râle le plus parmi mes collègues contre toutes les inepties qu’on tente de nous imposer. Et je suis malgré tout nostalgique du bon vieux temps. Mais ce que je remarque de plus en plus, c’est l’intérêt croissant des gens pour le monde ancien. Ils cherchent des photos des années 50 ou 60. Je pense que ça fait partie d’une réaction générale par rapport à un monde qu’on ne comprend plus, trop dur, trop réglementé. On aspire à plus de liberté. Et en regarde en arrière, on se dit : « c’était un monde plus libre ».

C’est drôle ce que vous dites, parce que ça renvoie un peu à ce que nous expliquait Luc Ferry il y a quelque temps sur le site. Au sujet notamment de la liberté de prise de risque, déniée actuellement.

Je suis totalement d’accord avec ça. Dans un monde où la prise de risque est considérée comme inacceptable et presque répréhensible, les gens deviennent malheureux. Parce que le risque, c’est l’essence de l’homme. C’est ce risque qui fait que depuis l’aube de l’humanité, on est allé en avant. C’est comme ça qu’on a évolué, qu’on a bâti des civilisations. Et aujourd’hui, on nous dit : «  Attention ! Ne prenons aucun risque » ! Et paradoxalement, vous avez des gens qui font des choses de plus en plus folles, les sports extrêmes par exemple. Je pense que certaines personnes ressentent un besoin de transgresser les règles pour exprimer d’une autre manière leur besoin de liberté. Mais c’est tragique dans le quotidien du monde parce qu’on se prive d’une évolution nécessaire et positive pour tout le monde.

Vous parliez tout à l’heure de cette épouvantable année 1968. Aujourd’hui, on ne peut tout simplement plus admettre qu’un pilote se tue sur un circuit. Alors que le risque fait intrinsèquement partie de la course.

J’ai ma petite théorie là-dessus : les années 50 et 60 arrivaient après la guerre où la mort était inévitable, à défaut d’être acceptable. Or, on vit dans un monde où la mort est devenue inacceptable. On est supposé resté jeune à l’infini et ne pas mourir. Et quand on vous « vend » cette idée, on se réfugie dans des délires sécuritaires. Et on a ce qu’on a, qui n’existait pas dans les années 50 et 60. Je dis toujours : le mot « sécurité » a été inventé au début des années 70 ». C’est là qu’on a commencé à prendre conscience des dangers du feu, qu’on a testé des tas de combinaisons, qu’il y a eu la croisade sécuritaire menée par Stewart.

Il n’avait quand même pas tort sur ce plan, Stew !

Evidemment, c’était inacceptable que des pilotes se tuent un week-end sur deux. Le problème est qu’on a basculé de façon totalement excessive dans un monde qui est maintenant trop sécurisé […]. Il n’en reste pas moins que le spectacle des F1 modernes sur les beaux circuits que compte encore le championnat comme Monaco, Spa ou Suzuka, est fascinant. Ces voitures sont tellement rapides, tellement collées au sol, tellement efficaces que c’est invraisemblable ! La seule chose qu’on peut se dire d’un point de vue historique est que l’histoire a tendance à opérer des cycles, et que donc l’avenir n’est pas forcément linéaire. Le futur V6 turbo en est un exemple.

Propos recueillis par Pierre Ménard

 

The Cahier Archives :

www.f1-photo.com

 

Crédits photographiques : The Cahier Archives

1- Dans la purée de pois au Fuji Speedway en 2007
2- Avec Mario Andretti au Mans en 1966
3- La première photo publiée, Ickx Rouen 1968
4- Stewart et Fittipaldi à Anderstorp en 1973
5- Monza 1984, Bernard Cahier photographie Patrick Head, Nobohiko Kawamoto, Franck Dernie… et Paul-Henri en train de regarder la télémétrie Williams.
6- Father & son, Monaco 1999
 
7 Famille, document François Blaise
 

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